Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 17 janvier 2000
Du verdict à la peine

Après avoir espéré pendant un moment que l'ancien dictateur Pinochet ait à répondre de ses actes, l'opinion publique déchante.  Par souci humanitaire, officiellement, mais peut-être aussi ou surtout par pusillanimité politique, on évitera au vieil homme la reddition de comptes judiciaire.  Cela soulève, me semble-t-il, des questions plus amples encore que celle de l'immunité des tyrans.  Par exemple, celle du lien que nous établissons spontanément entre verdict et sentence.

Prenons un instant de recul.  Il arrive régulièrement qu'une personne accusée de crimes graves soit déclarée inapte à subir son procès.  Que fait alors la société?  Elle hésite entre différentes hypothèses toutes aussi insatisfaisantes.  Elle est coïncée, en effet, entre la présomption d'innocence dont doit bénéficier un accusé tant qu'on n'a pas démontré sa culpabilité à la satisfaction d'un tribunal et la volonté de neutraliser une personne soupçonnée de constituer un danger.  Remettre la personne en liberté ne constitue pas une solution prudente; l'incarcérer sans avoir établi la culpabilité ressemble à un déni de justice.

Dans bon nombre de systèmes juridiques, on a adopté une solution équivoque : on enferme la personne dans un cadre que l'on qualifie d'hospitalier ou de thérapeutique, mais qui possède à peu près toutes les caractéristiques d'un établissement de détention.  On prétend avoir substitué le traitement à la peine, mais la personne traitée est quand privée de sa liberté sans avoir été reconnue coupable.  La société se donne ainsi bonne conscience.  Elle retire de la circulation une personne dont on redoute la violence, mais elle n'affirme pas sa culpabilité.  Je laisse à chacun le soin d'imaginer combien de personnes ont passé des années dans un cadre restrictif et même clairement carcéral sans avoir jamais été reconnues coupables.  On peut greffer sur cette première réflexion une autre redoutable hypothèse : combien de personnes ainsi privées de la quasi totalité de leurs droits n'étaient, en fait, coupables de rien?

Complètement ignare en matière de droit, je me suis quand même souvent demandé comment une société digne de ce nom peut sortir de cette impasse.  J'avais donc été séduit, il y a des années, par la théorie élaborée par un magistrat français, Marc Ancel, au moment où il faisait partie de la Cour de cassation.  M. Ancel souhaitait une césure entre le verdict et la peine.  À son avis, il fallait dissocier les faits et la responsabilité de l'accusé.  Le procès devait, dans un premier temps, établir si, oui ou non, l'accusé avait fait ce qu'on lui reprochait.  À ce stade, on ne devait pas se demander si l'accusé était ou non sain d'esprit, mais s'il avait vraiment commis le crime dont on l'accusait.  De cette étape découlait un verdict : coupable ou non coupable.  Restait ensuite, dans l'hypothèse d'une culpabilité nettement établie, à évaluer la responsabilité de la personne.  Selon M. Ancel, c'est à ce stade, et à ce stade seulement, qu'on devait s'inquiéter de la santé mentale de l'accusé et choisir, par exemple, entre une peine carcérale ou un traitement psychiatrique en milieu sécuritaire.  Certains coupables, parce que responsables de leurs gestes, recevaient une peine; d'autres coupables, incapables de mesurer la portée de leurs gestes, étaient soumis à un traitement plutôt qu'à une peine.  La césure faisait disparaître la triste possibilité de détenir en milieu clos des présumés innocents.

Quel est le rapport avec Augusto Pinochet?  Celui-ci.  La césure permettrait, sans que l'âge ou l'état de santé de l'ancien dictateur intervienne dans le débat, d'établir si, oui ou non, le militaire chilien s'est rendu coupable de ce que lui reprochent les victimes et leurs familles.  Cela clarifié, il serait sain et normal, sous peine d'être aussi inhumain que celui que l'on juge pour inhumanité, de vérifier son état de santé.  Avec la césure, l'humanité saurait rapidement et avec certitude ce qu'a fait le général Pinochet, mais on ne pourrait pas reprocher à un tribunal de s'acharner contre un vieillard peut-être en perte d'autonomie.  Si l'examen des faits conduisait à un verdict de culpabilité, il serait temps de vérifier à quel point le général Pinochet peut et doit assumer la responsabilité de ses actes.  Sans la césure, la justice est ou bien privée de la connaissance des faits ou bien contrainte de mener la charge contre une personne qui n'est peut-être plus suffisamment lucide.  Aucune des deux hypothèses n'est satisfaisante.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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