Québec, le 24 janvier 2000
Quand on soudoie Robin des bois
Un État n'a de raison d'être que s'il contredit la loi de la jungle. S'il
s'y soumet et la renforce, il n'est pas seulement coûteux, il est sadique.
On peut alors, sans jeu de mots, en faire l'économie. Ou bien l'État, nouveau Robin des bois, met les riches à contribution pour donner du pain aux démunis, ou bien il mérite l'anémie. John Manley, ministre canadien de l'Industrie et du Commerce, s'est trompé en demandant à l'État-Robin de verser des fonds à une LNH héritière de Nottingham. Il se trompe en retirant sa demande pour les mauvaises raisons.
Le hockey professionnel, même les chroniqueurs sportifs ont fini par le
comprendre, est une jungle. La loi du plus fort s'y frappe de la façon la
plus gourmande et la plus immédiate possible, sans état d'âme, sans réflexion, sans intelligence. Le magnat dont le club compte sur un vaste bassin de population encaisse des revenus supérieurs qu'il utilise pour
piller les équipes moins riches. La ligue la mieux nantie débauche les athlètes les plus doués de la planète et disloque les réseaux sportifs de tous les pays. Le joueur qui pense être en bonne posture pour lancer un ultimatum à son équipe ne se demande pas s'il est déjà lié par un contrat : il menace, il boude, il fait chanter. Dans les coulisses, les agents négociateurs encaissent sereinement leur part d'une surenchère dont ils sont en partie responsables. Et tout ce beau monde, en plus de ne pas voir le précipice que leur creuse la voracité, ne se rend pas compte que le hockey professionnel ne mérite même plus d'être regardé.
Tout cela découle d'un système économique avec lequel le ministre Manley est en accord et qui a nom libéralisme économique. Dans le cas du hockey professionnel, il faut même parler de capitalisme sauvage. Le comportement de tous les acteurs concorde avec celui du shérif de Nottingham : on exploite un public crédule pour gaver des magnats myopes, des vedettes nombrilistes et quelques parasites à cravate.
Le problème, c'est que M. Manley, apôtre convaincu du libéralisme économique, n'a pas vu d'indécence ni d'incohérence à pousser le hockey professionnel encore plus loin dans la voie de la sauvagerie. Il a offert à un goinfre insatiable et grossier des millions puisés dans les fonds publics. L'État, plutôt que de freiner quelque peu la voracité du marché, cajolait celui qu'il doit mettre au pas. Robin des bois dépouillait ses paysans pour financer les fêtes du shérif de Nottingham.
M. Manley n'est pas plus rassurant quand il retire son offre d'aide au
hockey professionnel que quand il la formulait. Il ne comprenait pas le
rôle attendu d'un État et il ne le comprend toujours pas. Il le comprend même si peu qu'il garde rancune aux publics et aux gouvernants provinciaux qui ont refusé de pactiser avec sa sottise. S'il bat sa coulpe, c'est sur la poitrine des autres. Ni contrition, ni regret, ni ferme propos, mais
frustration d'avoir raté son détournement. Le Canada a donc, au poste de ministre de l'Industrie et du Commerce, un homme qui travaille non pas au
bien public, mais au gavage d'un secteur capitaliste particulièrement malade. Un collaborateur du shérif de Nottingham comme conseiller de Robin des bois. Conclure qu'il faudra le surveiller de près n'est qu'un euphémisme.
Comme M. Manley a commis ses deux erreurs sous l'oeil sec de son chef, il
faut en déduire, avec un cynisme de bon aloi, que la confusion dont il
souffre quand au rôle de l'État affecte aussi plusieurs des membres du
cabinet fédéral et que le premier ministre lui-même est peut-être contaminé. De fait, nous sommes soumis à un gouvernement qui ne sait plus ce qu'il doit faire et ne pas faire. Il n'a pas d'argent pour l'équité salariale, mais il en trouve pour les caprices des vedettes. Il refuse son soutien aux chômeurs et lésine dans le financement de la santé, mais il a les moyens de privatiser à perte l'ensemble des transports canadiens. Ce gouvernement adore se dire pragmatique et ridiculiser les missionnaires et les idéologues, mais il adule et dorlote l'entreprise privée avec ce qui ressemble étrangement à une fixation psychologique.
Osons même douter des motifs invoqués pour expliquer la volte-face de M. Manley. Si le ministre et le gouvernement reculent, ce n'est pas parce que l'opinion a rugi, mais parce que d'autres voracités se sont massivement
manifestées et ont réclamé elles aussi leur mordée du bien public. M. Manley s'est aperçu qu'à combler le shérif de Nottingham avec les ressources de Robin des bois, il mécontentait les homologues du shérif. M. Manley, qui devrait pourtant connaître ce milieu, n'a pas encore décodé ce
qui le caractérise. Il ne sait pas que, dans ce milieu où l'on se bâtit des réputations de géants d'audace et d'aventure, on excelle à socialiser le risque et à privatiser le profit. Robin des bois, en principe, fait le contraire.
© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000 |