Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 27 janvier 2000
Où sont les descendants de Salomon?

Plus encore que par son populeux harem, c'est par la sagesse de ses verdicts que Salomon est entré dans l'histoire.  Sagesse parfois cynique et souvent apparentée à celle du joueur de poker, mais toujours fondée sur des valeurs claires et sur la connaissance des roueries psychologiques.  Cette sagesse est tristement absente de la tragédie Elian.  À croire que Salomon, malgré ses nombreuses amours, n'a laissé aucune descendance.

Souvenons-nous.  Deux mères se présentent devant Salomon, prétendant toutes deux être la seule vraie mère d'un poupon.  Rien ne permet d'imputer à l'une le mensonge, à l'autre la véracité.  Rien, jusqu'à ce que Salomon ordonne de recourir à l'épée pour régler l'affaire : chacune des deux requérantes aura une moitié de l'enfant.  La sagesse de Salomon est plus que jamais celle du joueur de poker.  Il bluffe et gagne, car l'une des femmes, horrifiée, préfère céder à sa rivale un enfant vivant que de laisser le soldat exécuter dans le sang l'ordre de Salomon.  Le roi, qui n'en espérait pas moins, remet alors l'enfant intact à celle qui le préférait vivant et loin d'elle.  Quant à celle qui préférait un match nul et un enfant mort, Salomon la juge sévèrement : quand on fait passer la victoire judiciaire avant le bien de l'enfant, on ne peut pas être une bonne mère ni même une vraie.

Dans l'affaire Elian, tout le monde mériterait les reproches de Salomon.  Plutôt que de recréer le plus rapidement possible un climat de sécurité et d'apaisement autour de cet enfant de six ans, toutes les parties, y compris celles qui n'ont pas de légitimité dans l'affaire, utilisent le bambin comme un ballon de soccer à enfoncer dans les buts de l'adversaire.  Plutôt achever l'affolement de l'enfant que de le céder à l'autre.  Plutôt lui faire traverser de nouvelles loyautés de jour en jour et de nouveaux cauchemars de nuit en nuit que de le laisser devenir américain ou demeurer cubain.  Plutôt se gargariser de déclarations politiques haineuses et patauger dans les procès d'intention que de mettre enfin à l'abri des disputes un enfant déjà menacé d'hypothèques psychologiques permanentes.  Tous d'accord pour se disputer l'otage, personne pour songer à l'otage.

Salomon, il est vrai, bénéficiait de plusieurs avantages.  Il ne subissait pas les assauts symétriques des diverses rectitudes politiques.  Il vivait l'heureuse époque où les avocats étaient rares.  Personne ne se plaignait au Conseil de la magistrature de ce que le juge avait osé évoquer la possibilité de trancher un enfant en deux moitiés sanglantes.  Personne ne s'interposait entre les deux mères et le roi pour dire au roi ce que les mères avaient voulu dire.  Salomon pratiquait également un assez beau cumul des pouvoirs : il faisait la loi, l'appliquait, sanctionnait les contrevenants.  Cela dit, l'essentiel demeure que Salomon forçait tout le monde à placer le bien de l'enfant au coeur du litige.  L'enfant, l'enfant, l'enfant.

Toutes les parties, même si elles maintiennent depuis deux mois l'état de siège autour du jeune Elian, protesteront de leur total désintéressement et de leur vibrant intérêt pour l'enfant.  C'est pour son bien qu'on veut le ramener sur son sol natal et dans sa culture.  C'est également pour son bien qu'on veut lui donner d'avance la possibilité de tourner le dos au castrisme et lui ouvrir les portes de l'admirable démocratie américaine.  Sophistes ou instinctifs, ces plaidoyers reproduisent devant l'opinion publique l'impasse dans laquelle Salomon se sentit enfermé : les diverses thèses sont également crédibles et rien n'y distingue clairement le mensonge et la vérité, la sincérité et le calcul politique.  Jusque-là Salomon ne nous apprend rien et notre époque n'enseigne rien à Salomon.

La différence, c'est que Salomon voit ce que nous ne voyons pas : les limites des arguties légales.  Quand le droit ne parvient pas à dire les choses clairement ou quand il échoue même à voir l'essentiel, il est temps de faire appel à autre chose qu'aux techniques du prétoire.  Il est temps de dire à toutes les parties que l'important, c'est de mettre fin à la prise d'otage.  Tout de suite.  Même si la fine ligne de démarcation entre les diverses thèses n'est pas définitivement tracée.  Temps aussi de demander à haute voix qui aimera Elian assez pour se désister en premier.  Comme la vraie mère.

Même à l'époque de la mondialisation et d'Internet, certaines règles méritent de s'appliquer encore, dont celle-ci : la fin ne justifie pas les moyens.  Défendre la démocratie à coups de bombes atomiques ne relevait pas de la meilleure cohérence.  Défendre l'honneur national en détruisant un enfant, c'est servir une juste cause avec des moyens honteux.

Où sont les descendants de Salomon?




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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