Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 10 février 2000
Les défis et les impasses démocratiques

L'Europe tape du pied.  Une de ses composantes, l'Autriche, confie certains de ses plus importants leviers de commande à un démagogue et à son parti raciste, alors même que l'Europe prêche au monde la fin de ce qu'elle appelle les crispations identitaires.  Comme il est alors de mise, on menace, on rappelle des ambassadeurs en les pourvoyant quand même de billets aller-retour, on réduit « au plus bas niveau les relations bilatérales », et puis quoi?  Dans quelques jours, ces éloquentes fureurs auront cédé aux beautés du ski autrichien et aux vetos que Vienne peut jeter à la CEE.  Et le racisme, banalisé, intégré à la pratique étatique, aura établi en Autriche la tête de pont d'où exploiter ses enclaves belges, danoises ou suisses.

Ne caricaturons pas.  Les principes, en effet, ne militent pas tous en faveur de la même thèse.  D'un côté, le chef du Parti de la liberté, Jörg Haider, tient effectivement des propos strictement inadmissibles.  De l'autre côté, le peuple autrichien a accordé à ce Parti de la liberté un appui indéniable.  Ces deux faits obligent à tenter la quadrature du cercle : ne pas admettre ce qu'il faut bien admettre.  C'est ce que tente le président autrichien Thomas Klestil : il s'incline devant le verdict populaire tout en exigeant de Haider et de Wolfgang Schussel une profession de foi en faveur des vertus démocratiques.  Effort louable, mais vide de sens.

Plantons quelques balises qui ne seront que des balises, non des critères de jugement.  Ce n'est pas la première fois, rappelons-le aux journalistes des plus naïves cuvées, que se présentent des situations sinon analogues, du moins comparables.  Quand l'Italie et la France ont ouvert la porte aux communistes au sein de leurs ministères, Washington a tapé du pied, avec d'autant plus de dépit que les partis communistes de l'époque pratiquaient parfois la loyauté moscovite avant l'allégeance nationale.  Les réactions, les canadiennes comprises, furent de juger les Américains bien ombrageux : de quel droit se permettaient-ils, en effet, de reprocher à des pays autonomes leur flirt avec l'extrême gauche?  Certes, les intellectuels européens avaient et ont toujours plus de sympathie pour l'extrême gauche que pour l'extrême droite, mais les bénisseurs du goulag ne méritaient pas plus de sympathie que les fils spirituels du nazisme.  Qu'il soit également permis de rappeler que la souveraineté nationale était alors perçue comme interdisant les pressions de l'extérieur sur les choix nationaux.  Les positions de Haider sont une honte, mais l'Europe, dans le passé, s'est, d'une part, accommodée de propos semblables et, d'autre part, opposée à ce que des capitales étrangères lui reprochent sa tolérance.

Deux autres réflexions s'imposent.  L'une concerne le drame censément cornélien du président Klestil, l'autre l'effroyable lenteur des démocraties à se reconnaître assiégées.

Le président Klestil joue sur deux tableaux.  Il se dit déchiré, mais coïncé.  Il n'aime pas le racisme du Parti de la liberté, mais la volonté populaire l'oblige à lui faire une place au gouvernement.  Cela, on le comprend et on s'en émeut.  Le président fait fausse route cependant quand il prétend concilier les irréconciliables en exigeant des partis gouvernementaux autrichiens un engagement à l'égard de la vertu.  Qui, en effet, jugera que Haider trahit sa signature?  Qui aura le pouvoir, dès ses prochaines éruptions de xénophobie, de le déclarer indésirable?  Un engagement qui ne prévoit pas un mécanisme d'arbitrage et d'interprétation ne vaut pas son poids de papier.  Juger sur pièces ne veut rien dire quand on n'a pas déterminé la nature du juge.

Une fois de plus, la lenteur des démocraties à prendre conscience de leur encerclement est manifeste.  En permettant à Haider et à son parti de participer aux élections, l'Autriche s'engageait ipso facto à respecter le succès électoral que pouvait connaître cette répugnante option.  Tout comme l'Algérie, en traitant le Front islamique du salut comme un parti politique admissible au débat électoral, s'interdisait d'en contester plus tard la victoire aux urnes.  On connaît la suite.  Si Vienne entendait rejeter l'option proposée par Haider, il fallait le lui dire avant le débat électoral.  En faire une option électorale pensable, puis balayer ses résultats, cela répugne.  L'Allemagne, à cet égard, fait mieux.  La France, en poursuivant LePen pour ses propos racistes, également.

J'attire l'attention sur un dernier élément : le poids des fiertés nationales.  Le Chili se braque quand on prétend soumettre Pinochet à une justice autre que la sienne.  L'Indonésie ne nie pas que certains de ses dirigeants politiques et militaires aient les mains tachées de sang, mais elle veut en faire la preuve elle-même.  L'Autriche, jusque dans ses meilleures composantes, se sent agressée quand les capitales étrangères prétendent la sanctionner alors qu'elle se sent capable de redresser elle-même la situation.  Il faudra, sous peine de stériliser en les humiliant les forces démocratiques des divers pays, leur garder un rôle dans le combat contre les abus.

Vienne n'a pas intercepté à temps le discours raciste du Parti de la liberté.  Le président Klestil a négligé de mettre en place l'arbitre appelé à invoquer contre Haider le document qu'il a signé et qu'il s'empressera bientôt de bafouer impunément.  Les voisins de l'Autriche n'ont d'autre choix que de mettre dès maintenant hors du débat électoral les partis scandaleux.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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