Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 13 mars 2000
Des leçons qui se perdent

À chaque nouvelle tuerie dans une école américaine, les trémolos envahissent les déclarations des politiciens.  À chaque nouvelle intervention ratée de l'ONU, chefs d'État et analystes jurent leurs grands dieux que la leçon est comprise et qu'on bougera plus vite et autrement à l'avenir.  À chaque résurgence du racisme et de la xénophobie, les bien-pensants déchirent élégamment leurs vêtements sur la place publique et promettent d'isoler fermement les partis coupables de pareilles dérives.  Puis, chacun se rendort dans la tranquille possession de ses armes, dans l'aliénation béate de son spectacle télévisé, dans sa tolérance rentable de l'intolérable.  Sommeil qui ne sera troublé, brièvement, qu'à l'occasion du prochain incident.

Éprouver de la culpabilité n'améliore rien.  Bien au contraire.  J'ai l'impression, en effet, que la culpabilité accroît la virulence des réactions, mais contribue surtout à les rendre éphémères.  Comme si l'éditorialiste ou le politicien haussait le ton pour ne pas avoir à revenir sur la question le lendemain.  Comme si à crier plus fort on voulait faire oublier qu'on passera demain à autre chose et que l'amnésie pourra faire son travail.  Quand on se sent coupable de ne pas montrer de suite dans les idées, on hurle un instant, puis, la conscience en paix et les cordes vocales en convalescence, on passe sereinement à autre chose et à l'inaction.

Mieux vaudrait ne pas demander à la parole ce que seul le geste peut accomplir. Condamner l'Autriche, mais ne pas prémunir son propre pays contre la contamination des divers totalitarismes, c'est facile et stérile.  Déplorer amèrement les tueries qui fauchent de jeunes étudiants, mais consommer joyeusement tout ce que le cinéma peut inventer de plus violent et de plus contagieusement sadique, c'est facile et inconséquent.  Exiger de la Communauté européenne qu'elle n'admette la Turquie dans ses rangs que si elle abolit la peine de mort, mais ne rien reprocher aux USA qui exécutent sans états d'âme, ni au Chili qui fait de l'arbitraire militaire son tribunal constitutionnel, c'est facile et incohérent.  La solution ne consiste pas à augmenter les décibels dans les dénonciations verbales, mais à stabiliser le discours et, surtout, à endiguer concrètement et humblement la violence, l'injustice, l'exploitation, le mensonge.  Concrètement et humblement, c'est-à-dire à notre échelle, sans attendre que tombent du ciel les réformes nécessaires.

Donquichottisme que cela?  Verbiage sirupeux et bien peu pragmatique?  Pas du tout.  Certes, le geste modeste et discret ne peut plaire aux médias; ils auront donc intérêt à tourner leurs réflecteurs vers les Grands de ce monde et à déprécier ce qui se passe dans l'ombre.  Le geste accompli au ras du sol n'intéressera pas non plus ceux qui trouvent leur compte dans la brutalité et le gigantisme du néolibéralisme économique; eux aussi traiteront avec mépris l'effort consenti au creux de la personne ou de la collectivité locale.  Et pourtant!

Et pourtant, il se confirme que small n'est pas seulement beautiful, mais qu'il peut être powerful.  Le Sommet de Rio, en mettant l'un en face de l'autre, le regroupement des chefs d'État et la réunion plutôt hétéroclite des organisations non-gouvernementales (ONG), a permis d'entrevoir le déplacement du pouvoir.  Ce que les États avaient alors promis de faire et ne font pas, les ONG s'emploient depuis à le réussir.  À Seattle, les ONG ont montré que la rue peut insuffler une certaine prudence aux grands prédateurs que sont les nouveaux maîtres du monde.  Davos a reçu le même message.  Dans les coulisses, on constate que même des mastodontes comme Monsanto hésitent à poursuivre tambour battant la production des organismes génétiquement modifiés (OGM).  Tout cela sans grande contribution des États et malgré les réticences des conglomérats.  Si ce sont là les résultats du donquichottisme, peut-être faudrait-il plus souvent le mettre à contribution!

On fait d'ailleurs fausse route et on se déprime bien inutilement si on range l'État parmi les espèces disparues ou du moins en voie d'extinction.  Certes, nos États s'agenouillent trop volontiers devant les ultimatums des grands capitaux.  Certes, nos gouvernements ont laissé les médias se regrouper en consortiums qui raréfient l'oxygène démocratique.  Certes, nos chefs politiques accordent plus d'importance au verdict de Standard & Poor ou du FMI qu'à l'opinion des citoyens.  Mais, tout cela concédé, ceux et celles qui se font élire savent, en cas de sursaut populaire, de quel côté leur pain est beurré.  Que les petits groupes commencent à taper du pied, que la protestation atteigne une masse critique, et les élus verront avantage à redresser leur épine dorsale.

Nous traversons une période de transition, peut-être même de mutation.  Si les leçons qui se perdent au sommet de la pyramide ne se perdent plus à sa base, si la mémoire et la cohérence reçoivent leur dû dans les comportements quotidiens, Don Quichotte poura reprendre du service, en s'attaquant cette fois non plus aux moulins à vent, mais à de très tangibles injustices.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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