Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 27 mars 2000
La faute aux médias?

Noyer les médias sous les reproches est un sport répandu.  Les politiciens le pratiquent tout autant que les athlètes ou les auteurs.  C'est aux médias qu'on impute les carnages qui ébranlent la vie collective, tout comme, sur un ton à peine plus modéré, on leur reproche la disparition des valeurs ou les carences de l'école.  Le problème, c'est qu'à répandre une critique sans nuance contre les médias, on en arrive à tout banaliser et à ne plus souligner les torts les plus réels.

Car les médias méritent en certains cas les critiques les plus acerbes.  Ce qu'on a pu voir et lire en deux tranches il y a quelques jours dans Le Journal de Québec constitue, à titre d'exemple, un cas particulièrement flagrant d'irresponsabilité professionnelle et de myopie sociale.  Le premier jour, le récit a occupé la première page de ce journal à grand tirage, en plus d'un espace névralgique sitôt cette page tournée.  On racontait qu'un père de famille, furieux en apprenant que son fils avait été agressé sexuellement, s'est rué chez l'agresseur quelques minutes avant que les policiers ne viennent cueillir l'individu et s'est fait plaisir en le rouant de coups.  Le journal citait longuement les propos vengeurs du père et décrivait les diverses facettes de l'assaut : les coups, les bottes à bout d'acier qui ont rendu la râclée sanglante, la démolition du visage, tout y passait.  Et le journal donnait encore la parole au père pour lui permettre de lancer son défi à la société : ce monsieur avait hâte de comparer la peine que lui vaudrait sa violence à la sanction, qu'il prédisait bénigne, dont écoperait l'abuseur sexuel.

Le lendemain, Le Journal de Québec complétait son beau travail en racontant que beaucoup de lecteurs avaient exprimé leur approbation du comportement paternel et avaient offert de soutenir financièrement le père dans ses éventuels échanges avec les tribunaux.  Voici qui fait lever le coeur.

J'entends d'ici le déferlement des sophismes.  On dira que le comportement du père est un fait indéniable et qu'à ce titre il entre d'emblée dans le domaine dont l'information peut et doit s'occuper.  On ajoutera que l'approbation exprimée et l'appui offert appartiennent également au monde des faits.  Prudemment, peut-être s'abstiendra-t-on d'entonner la rengaine vengeresse qui permettrait de bénir la justice paternelle en évoquant le laxisme des tribunaux, mais peut-être ira-t-on jusque-là.  C'est tout juste si, parvenus à ce stade, nos reporters ne réclameront pas un prix de journalisme pour services rendus à la vraie justice.

Mettons quand même le cran d'arrêt.  Les médias s'apparentent aux termites lorsque, sans avoir l'air d'y toucher, ils absolvent et même louangent la justice privée.  Parmi les conquêtes les plus importantes qu'a pu réussir notre humanité, il y a, en effet, cet espace, qu'il faut créer et préserver farouchement, entre le criminel et la légitime mais émotive colère de la victime et de ses proches.  Tant qu'on a laissé chacun exiger personnellement vengeance pour le sang répandu, l'humanité appliquait la loi de la jungle.  Avec le temps et beaucoup de courage, on a appris à confier à une justice plus neutre le soin d'entendre la victime, d'examiner non seulement le crime, mais aussi le criminel, et de réagir au nom de la société.  Tout ce qui encourage l'être humain à la vengeance violente et immédiate est un appui donné à l'ancienne barbarie.

Qu'on remballe donc les légitimations ergoteuses.  Oui, la victime a des droits.  Oui, les proches d'un enfant agressé ont toutes les raisons du monde d'éprouver la rage la plus virulente.  Oui, la justice est souvent lente et décevante.  Ce n'est pas cela que je nie ou que je mets en cause.  Ce qui me répugne profondément, c'est le comportement barbare de ceux qui rentabilisent à leur bénéfice une douleur et une colère qu'eux ne peuvent pas éprouver avec les mêmes excuses que la victime et ses proches.

Quand des médias interrogent systématiquement les proches d'une victime pour savoir s'ils sont satisfaits de la peine imposée par le tribunal, ils savent pourtant ce qu'ils font.  Ils savent qu'un père ou une mère seront toujours tentés d'exiger une peine plus lourde en raison de leur chagrin et d'une perte irremplaçable.

Les médias qui se repaissent des réactions émotives des parents méritent encore moins de respect que les vampires.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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