Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 1er mai 2000
Le rêve d'échapper à la condition humaine

Depuis le Mayflower, le rêve américain demeure le même.  Il s'incarne aussi volontiers dans une présidence républicaine comme celle de Reagan que dans une démocratie à la Clinton.  Il s'agissait et il s'agit toujours pour l'humanité nouvelle que sont les USA d'échapper aux contraintes de la condition humaine.  Agir à son gré et selon ses valeurs, punir le péché jusqu'à marquer la femme adultère de la scarlet letter, mais esquiver les conséquences déplaisantes de ses gestes.  Étrange rêve républicain qui reproduit celui des pharaons, des rois aztèques ou de Versailles.  Après moi, le déluge, pourra dire Washington, puisque j'ai mon bouclier.

L'idée d'un bouclier rendant inefficace l'arme nucléaire est séduisante, à condition toutefois qu'il mette toute l'humanité à l'abri et non pas seulement le fief royal. À l'inverse, le projet de mettre les USA seuls hors de portée, alors que le reste de l'humanité pourrait servir de cible aux ogives de toutes provenances, y compris les ogives américaines, voilà qui, à sa face même, donne deux définitions inégales de la condition humaine.  D'un côté, le risque; de l'autre, l'impunité.  Paradoxe insupportable, pareille proposition provient du pays qui, quotidiennement, prétend imposer urbi et orbi une définition universelle de la démocratie.

Washington pousse la désinvolture jusqu'à faire jouer à l'Iran et à la Corée du Nord le rôle des méchants.  Ce sont leurs ogives nucléaires que redoutent les USA.  Ce sont leurs comportements erratiques qui imposent à une pacifique Amérique l'obligation d'engloutir des milliards dans la construction de son bouclier.  À défaut d'une menace soviétique à laquelle plus personne ne croit, Washington s'invente des épouvantails de plus petite taille; l'Iran et la Corée du Nord rejoignent Saddam Hussein au minable panthéon des terreurs imaginaires et entretenues.

La réalité, bien sûr, dit autre chose. La réalité, c'est qu'à force d'abuser, même le pouvoir le plus puissant finit par courir des risques.  Les fortunes les plus arrogantes auront toujours besoin de vigiles et de miradors, de dobermans et de barrières électriques.  Même un pays jouissant d'une écrasante supériorité militaire sait d'instinct que les disparités trop criantes entre sa richesse et le dénuement des autres engendreront tôt ou tard d'incontrôlables lames de fond.  Quand les masses se mettent en mouvement, rien ne leur résiste.  Cela, les aspirants-pharaons du Pentagone le savent.

Que faire?  Les options ne pullulent pas.  Les USA en ont même moins que d'autres pays, pour la bonne raison que l'hypothèse de sacrifier des vies américaines n'existe plus.  Que Moscou, dépourvu de grands moyens techniques, enlise des troupes en Afghanistan ou en Tchétchénie, libre à lui; les généraux américains, formés à l'école du Nintendo, n'enverront pas leurs boys dans la boue.  Première cible des protestations prévisibles d'une humanité que menacent le surpeuplement des pays pauvres, la pénurie croissante d'eau potable et, peut-être, une instabilité climatique, les États-Unis ne comptent et ne compteront pour leur défense que sur la technologie.  Heureusement pour eux, ils la possèdent.

Dans la perspective, apocalyptique je l'admets, d'ébullitions d'envergure incontrôlable, les États-Unis estiment n'avoir qu'une demi-sécurité.  Ils ont les moyens de lancer partout ce qu'ils appellent pudiquement des frappes aériennes, assez précisément d'ailleurs pour atteindre la chambre à coucher du colonel Khadafi ou l'ambassade de Chine à Belgrade.  Le versant offensif est donc assuré.  Ce dont il est maintenant question, c'est du versant défensif, de celui qui permettra aux États-Unis de frapper partout sans craindre la moindre riposte.  Avis est donné aux naïfs qui croyaient que la liberté humaine n'avait de dignité que si elle assume les conséquences de ses actes : nous entrons dans l'ère du pouvoir sans contrepoids.

Il est quand même permis de sourire devant l'ironie du revirement.  Il y aura bientôt cent ans, les penseurs du socialisme soviétique se promettaient de piéger l'Occident grâce à sa voracité.  Puisque le capitalisme ne rêvait que commerce, on allait tout lui vendre... jusqu'à la corde avec laquelle il se pendrait.  Cent ans plus tard, l'argent est encore le vecteur essentiel, mais l'Occident industrialisé a inversé la perspective.  C'est lui qui tire avantage de l'homogénéisation des appétits, lui dont le standard de vie suscite l'envie des masses, lui qui peut consentir des dépenses militaires dont ses adversaires ne sont plus capables.

Le projet d'un bouclier américain contre toute attaque nucléaire révèle la fracture entre la mondialisation que prétend imposer un capitalisme délirant sous couvert d'équité entre les humains et les peuples et le rêve américain d'échapper aux contraintes de la condition humaine.  La solution n'est pourtant pas d'ordre technologique.  Les USA se trompent s'ils oublient, malgré le World Trade Center, que le terrorisme peut s'infiltrer là où ne parvient pas l'ogive nucléaire.  Pourquoi ne pas essayer autre chose?




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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