Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 8 juin 2000
Étrange tribune, thème mensonger

La tactique du voyage à l'étranger a cent fois profité aux leaders politiques en panne de popularité : ils y recourent pour faire oublier les ennuis domestiques et améliorer les résultats des sondages nationaux.  De Gaulle préféra la Roumanie au Paris de 1968, Richard Nixon trouva une deuxième vie à Moscou, Trudeau se confia une mission de pèlerin de la paix auprès des puissances nucléaires...  Jean Chrétien se croyait donc sur la bonne voie en se rendant à Berlin.  Malheureusement pour lui, il a choisi une tribune plutôt bizarre et abordé un thème bien peu crédible.

La rencontre de Berlin, en effet, n'était rien de plus qu'une coquille vide ou, si l'on préfère une autre description aussi peu gentille, une vitrine sans message valable.  S'y sont réunis des chefs d'État qui dirigent des partis dits de centre gauche.  À l'examen, on constate que ce critère ne signifie rien.  On accepte, en tout cas, n'importe quel parti gouvernemental qui peut prouver que d'autres partis nationaux se situent plus à droite que lui.  C'est à peu près tout.  Cela permet à Bill Clinton de faire acte de présence, même s'il faut une bonne dose d'imagination pour dresser un bilan élogieux des performances américaines en matière de droits de l'homme.  Jean Chrétien, quant à lui, a couru à Berlin comme si son gouvernement avait rendu la vie meilleure aux chômeurs canadiens et avait mis fin à l'appauvrissement des classes les plus pauvres, comme si son gouvernement n'avait pas discrètement créé un fichier géant digne des régimes totalitaires, comme si les amendements qui vont entacher la Loi sur les jeunes contrevenants n'étaient pas d'inspiration honteusement punitive.  On ne loge décidément plus le centre gauche sur le flanc gauche de l'échiquier.

Une rencontre comme celle de Berlin a donc comme objectif modeste d'affirmer à la face du monde que la droite n'occupe pas l'horizon politique au complet.  Même en laissant baigner ce petit club dans un flou politique propice à toutes les approximations, on n'aboutit quand même pas à grand chose de séduisant.  Traiter de telles réunions comme des événements significatifs serait encore plus naïf ou aberrant que de considérer Davos comme un lieu de pélerinage démocrate...

Les choses s'aggravent encore quand l'idée vient à l'un des invités de prendre quand même la réunion au sérieux et d'inviter la philosophie au salon.  Ce qui devait être une activité sociale gentiment trompeuse devient alors un spectacle balourd et embarrassant.  Car trop, c'est trop.  Se dire de centre gauche est suffisamment gênant pour certains participants sans qu'on insiste lourdement pour en faire la démonstration appuyée.

Visiblement, M. Chrétien n'a pas saisi la nuance.  Encore mal remis d'une tournée féconde en inepties au Proche-Orient, il a trouvé à Berlin l'occasion de gaffer autrement.  Au lieu de s'en tenir aux banalités convenues et prévisibles, le premier ministre canadien s'est pourfendu d'un invraisemblable plaidoyer en faveur de la compassion libérale.  Rien de moins.  On peut imaginer avec quel malaise et combien de regards levés vers le ciel le groupe a accueilli ce voyage dans l'impensable.

Car le libéralisme que Jean Chrétien pratique n'entretient aucune parenté avec la compassion.  Le libéralisme de cet homme ne parle et ne comprend que le langage de la force.  Ce libéralisme, la preuve en est offerte constamment, casse la société en deux, affame les provinces à l'encontre du pacte confédéral, vide les programmes sociaux de leur financement, extorque des milliards à même les cotisations d'assurance-emploi versées par les travailleurs et les entreprises, espionne les citoyens, confond les fonds publics avec les cadeaux aux amis, émascule les enquêtes publiques portant sur le sang contaminé ou sur les comportements de l'armée...  Compassion libérale?  Où cela?  Quand cela?

Pourquoi alors cette contorsion mentale de la part d'un homme qui ne se souvient même plus d'avoir promis de briser le pacte de libre-échange canado-américain et de faire disparaître la taxe sur les produits et services (TPS)?  Pourquoi cet accès de fabulation embarrassant pour le beau linge de Berlin?  Le seul motif qu'on puisse imaginer nous ramène encore une fois à l'obsession que Jean Chrétien entretient à propos de son prédécesseur, Pierre Trudeau.  Jean Chrétien rêve, en effet, de dépasser son maître politique.  Si Pierre Trudeau a remporté deux élections, Jean Chrétien veut en gagner trois de suite.  Si Pierre Trudeau s'est fait élire en adoptant comme slogan électoral « la société juste », il devient obligatoire pour Jean Chrétien de surenchérir en passant de la justice à la compassion.

Le mimétisme de Jean Chrétien oublie cependant différentes choses.  Par exemple celle-ci : Pierre Trudeau, qui n'avait rien d'un démocrate, connaissait quand même à fond les usages internationaux.  Une autre différence majeure oppose le thème de la société juste à de la compassion libérale : Pierre Trudeau était encore un politicien neuf quand il promettait un avenir plus juste, tandis que tout le passé politique de Jean Chrétien témoigne contre sa conversion à la compassion.

Tout compte fait, peut-être les propos de Jean Chrétien à propos de Tibériade étaient-ils moins ridicules que ceux-ci.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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