Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 15 juin 2000
Quand meurent les dictateurs

Seul Occidental de son statut, le président français Jacques Chirac assiste aux funérailles d'Hafez el-Assad.  Autour de lui, une demi-douzaine de chefs d'État arabes, puis, un parterre de diplomates représentant divers pays, dont le nôtre.  On aimerait penser que les États férus de démocratie entendent manifester ainsi leur ferme opposition aux dictatures par trop rigides.  Rien ne conforte pourtant l'hypothèse de la cohérence.

Le comportement du Canada, à lui seul, a vite fait de liquider tout espoir de cette nature.  Tout récemment, alors que strictement rien ne rendait nécessaire ni même utile un voyage de Jean Chrétien au Proche-Orient et en Syrie, le premier ministre canadien se fit un devoir de rendre visite à Hafez el-Assad.  Au cours des journées qui précédèrent la rencontre, le bruit circula que le leader syrien, mécontent des inepties proférées par M. Chrétien, annulerait le rendez-vous.  M. Chrétien se fit anormalement prudent et la rencontre eut lieu.  Aujourd'hui, M. Chrétien s'aligne sur ses partenaires et boude les funérailles de celui qu'il tenait tant à voir le mois précédent.  On ne justifiera la volte-face qu'en se montrant immensément inventif.

Qu'Hafez el-Assad ait eu beaucoup de sang sur les mains ne fait aucun doute.  Au lendemain d'un attentat auquel il échappa en juin 1980, la garde prétorienne de son frère Rifaat liquida froidement des centaines de détenus incarcérés à cause de leurs liens avec les Frères musulmans.  En février 1982, l'affrontement décisif entre le clan el-Assad et les Frères musulmans eut lieu à Hama.  Au terme des combats, Hama n'était que ruines, des milliers de corps jonchaient le sol.  C'est alors, à en croire l'hallucinant récit que donne Thomas L. Friedman (From Beirut To Jerusalem, Anchor Books, 1989), que les béliers mécaniques intervinrent pour raser les maisons encore debout et pour enterrer tout.  La conversation suivante, survenue à Hama entre Friedman, son conducteur de taxi et un vieillard, donne idée de la brutalité de l'opération :

-Where are all the houses that once stood here?  we stopped and asked.
-You are driving on them, he said.
-But where are all the people who used to live here?  I asked.
-You are probably driving on some of them, too, he mumbled, and then continued to shuffle away. (p. 86).

Pas question, par conséquent, de transformer Hafez el-Assad en disciple de saint François.  Cela dit, Hafez el-Assad n'est ni le seul ni le dernier des tyrans.  D'autres, qui ont fait le même chose que lui ou pire, ont eu leurs entrées à l'Élysée, au Commonwealth ou aux Sommets de la francophonie, avant d'être enterrés avec les honneurs, les flonflons et... les présences.  Alors?  Pourquoi ici une déférence masquant le haut-le-coeur et là une demi-politesse marquant le mépris?  Ce qui pouvait ressembler à une nouvelle fermeté devant la dictature se révèle à l'examen plus près des alignements idéologiques et du calcul que d'un véritable rejet de toutes les tyrannies.

Le chirurgien canadien Chris Giannou (Vie et mort au camp de Chatila, Albin Michel, 1993) posait en pleine connaissance de cause la question de fond.  Après avoir montré combien de connivences honteuses entre États censément opposés avaient conduit aux massacres de Chatila et de Sabra, Giannou se demandait ceci : « Comment la civilisation occidentale affrontera-t-elle le défi que représentent ces victimes actuelles, les Palestiniens (les victimes des victimes)?  Et peut-on en tirer des leçons avec profit de façon à éviter que dans le futur il y ait d'autres victimes? »  Il n'y avait rien de rassurant dans les réponses que Giannou se donnait à lui-même : la technique des bras croisés et des regards prudemment tournés dans la mauvaise direction continuerait de prévaloir.

Cela, bien sûr, ne dit pas s'il faut ou pas assister aux funérailles d'un tyran.  Mais cela signifie qu'il faut tendre vers la cohérence, vers l'équité, vers le courage de dire un non qui soit un non.  Cela pourrait également vouloir dire qu'on n'hypothèque pas l'avenir de la paix au Proche-Orient à cause des crimes commis par ceux que l'on enterre.  Isoler la Syrie, gifler une fois de plus le monde arabe, s'aligner de façon partiale sur l'une des intransigeances en cause, celle d'Israël, ce n'est pas donner l'exemple du dialogue que l'on réclame pourtant des divers belligérants.

Un souvenir me revient.  À l'époque où la télévision québécoise présentait l'émission Les Couche-tard, le chef conservateur John Diefenbaker était régulièrement la cible de l'humour mordant de Jacques Normand.  Quand Diefenbaker mourut, Normand réorienta son ironie dans d'autres directions.  Un soir, un invité lui en fit la remarque : « Vous ne nous parlez plus de Diefenbaker, M. Normand? »  Et l'humoriste de répondre, en homme civilisé qu'il était : « Quand Dieu met sa main sur l'épaule d'un homme, j'enlève la mienne ».  Il se peut que bien des chefs d'État en sachent moins long sur le savoir-vivre que certains humoristes.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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