Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 17 juillet 2000
Des métiers dangereux

En signant un livre-choc aux éditions du Cherche-Midi, le médecin-chef de la prison de la Santé voulait peut-être rappeler à la France que les victoires au foot ne compensent pas les retards dans la façon de gérer la détention des humains.  Le malheur, c'est que le diagnostic lucide et courageux de Véronique Vasseur confirme ce que les autorités françaises et les québécoises savent et négligent depuis plus de trente ans.

Qu'on me permette un instant, malgré les évidentes différences entre les rôles et les mérites, de loger sous le même regard les détenus, les divers personnels des prisons et des pénitenciers et les policiers.  Un dénominateur commun émerge alors dont madame Vasseur a raison de souligner l'importance : ce sont des milieux fermés, secrets, qui imposent à tous ceux qui y vivent trop longtemps un mode de pensée étouffant et des évidences dangereuses et blindées.  Le docteur Véronique Vasseur, en réponse aux entrevues qui ont suivi la parution de son livre, intègre même d'autres groupes professionnels dans la zone d'influence de la culture carcérale et répressive. « ...la pénitentiaire, dit-elle*, est un milieu tellement difficile, violent, qu'il ne faut pas y rester trop longtemps.  A fortiori, nous, les médecins, n'aimons pas ses "compromissions" obligatoires.  Bien qu'étant indépendants, nous servons souvent de parapluie, de caution à l'administration.  Ce n'est pas bon.  Après quelques années, personnel médical comme surveillants devraient pouvoir bénéficier de passerelles pour faire autre chose.  Sinon, à force d'y rester des années, on n'y voit plus clair.  C'est vrai aussi pour le détenu : après des années, la prison ne sert qu'à le rendre haineux. »

Ce que dit Véronique Vasseur des médecins et des détenus, Charles de Gaulle le pensait et le disait il y a plus de trente ans, en visant, lui, les corps policiers.  Le troisième tome de la biographie** qu'Alain Peyrefitte consacre à l'homme d'État français le démontre éloquemment.  L'affaire Ben Barka avait révélé, d'une part, que le Maroc s'était permis de « liquider » certains de ses problèmes en territoire français et, d'autre part, que plusieurs corps policiers français avaient discrètement collaboré à des opérations aussi contraires à l'éthique qu'à l'intérêt de la France.  Leroy, chef d'études au SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), faisait partie des spécialistes policiers mouillés dans l'affaire.  Au conseil des ministres du 12 janvier 1966, le général de Gaulle exprime sa mauvaise humeur.  « ...il faut en finir avec cette indépendance du SDECE.  Il est théoriquement rattaché au Premier ministre.  Mais il fait ce qu'il veut.  Il faut le rattacher au ministre des Armées, pour qu'il soit placé dans une hiérarchie, dans un encadrement.  Et il ne faut pas que les agents y restent trop longtemps.  Leroy y est resté vingt-cinq ans.  Le meilleur des hommes ne peut pas rester pur et dur quand il mijote vingt-cinq ans dans ce milieu. »

Par des cheminements différents et à des époques qui semblent éloignées l'une de l'autre de quelques années-lumières, le même constat s'impose dont on ne tire pourtant pas les corollaires.  Chaque métier, chaque profession cause ce qu'il est convenu d'appeler une déformation professionnelle.  (Celle des journalistes, que je retrouve en moi chaque jour, c'est la paranoïa.)  Ceux qui, comme policiers, rencontrent plus de crapules en une semaine que le citoyen moyen n'en croise en toute une existence, ceux-là finissent par croire à la foncière malhonnêteté de la société entière.  Beaucoup s'automandatent pour rétablir les vraies valeurs et méprisent trop les politiciens pour leur rendre des comptes.  Ceux qui, comme agents de sécurité dans les prisons ou les pénitenciers, voient constamment revenir derrière les barreaux des gens qui ont pourtant profité de mille mesures de grâce, ceux-là se font forcément une image désabusée de la nature humaine.

Cela, le général de Gaulle le savait et le disait il y a plus de trente ans.  Cela, la commission Prévost sur l'administration de la justice en matière criminelle et pénale (Québec) le disait et l'écrivait à la même période; je le sais pour avoir écrit les pages de ce rapport qui affirment l'urgence d'aérer certains métiers.  Cela, Véronique Vasseur le rappelle aujourd'hui.  Cela, syndicats et gestionnaires le savent, mais ne veulent pas le changer.  Longtemps encore, je le crains, on maintiendra face à face des cultures et des humains qui devraient avoir la chance d'ébranler leurs certitudes professionnelles.  Les détenus auront encore longtemps devant eux des gens aussi incapables qu'eux de regarder par dessus leurs verres déformants.  Les policiers n'auront qu'exceptionnellement la chance de voir de leurs yeux que la réhabilitation est possible, que les juges ne sont pas tous des naïfs et que toutes les peines ne sont pas des amnisties irresponsables.  Le système, quant à lui, continuera de gaspiller une part importante de ses ressources financières et de ses personnels, faute d'inventer l'aération, la mobilité, le ressourcement.

Rendez-vous dans trente ans.


*Le Figaro, 4 juillet 2000, p. 8
**C'était de Gaulle, tome 3, Fayard, 2000, p. 44

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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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