Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 7 août 2000
Pauvre Prométhée!

Quand une ministre proclame, avec emphase et dans un français approximatif, que « tout est sur la table », je comprends, pour m'en inquiéter, que les principes lui font tristement défaut et que le jeu des pressions se substituera à la logique.  Quand pareille déclaration sert d'introduction à un débat sur le système de santé québécois, je comprends qu'on entreprend cette réflexion en oubliant ce qui ne saurait être sur la table; la mort.  Car elle n'est pas négociable.

Sujet qu'il faut esquiver, je sais.  En cent ans de fuite devant la mort, nous sommes passés des cimetières assis à l'ombre du clocher familier aux cimetières anonymes, lointains, antiseptiques et aux urnes discrètes et fonctionnelles.  Tout comme nous avons privé les vieillards d'une agonie à domicile et parmi les êtres chers pour les confier frileusement aux mouroirs spécialisés et aux personnels payés pour fermer les yeux.  Cachez cette mort que je ne saurais voir.

Nous avons si bien réussi à fuir la mort que nous avons désormais la naïveté de croire que nous pourrons la maintenir à distance.  La mort en rejoindra d'autres et les pages de nécrologie de nos quotidiens nous démontrent qu'elle en rattrape effectivement un certain nombre chaque jour, mais elle ne nous happera pas.  Pas nous.  Nous mobiliserons contre elle les techniques les plus avancées, nous exigerons de la médecine ses ultimes miracles et elle reculera.  Pas nous.  Quoi qu'il en coûte.

On blâme les médecins de pratiquer trop volontiers l'acharnement thérapeutique et on les prie de ne pas considérer la mort d'un malade ou d'un vieillard comme une défaite personnelle.  On a d'ailleurs raison de leur rappeler ces évidences.  À condition, cependant, de ne pas oublier que les principales pressions derrière les entêtements médicaux, chirurgicaux, médicamenteux proviennent des patients eux-mêmes et de leurs familles.  « Elle a tellement travaillé toute sa vie qu'elle mérite bien qu'on fasse tout pour elle », entend-on au chevet d'une vieille mère aux indiscutables mérites.  « Pourquoi ne pas le faire bénéficier de ce qui existe aux États-Unis puisque c'est l'État qui paie? », entend-on à proximité du vieillard qui a depuis longtemps perdu le goût de survivre.  Tout cela, parce que la mort, même confiée aux uniformes blancs ou verts, doit à tout prix être tenue à distance.

Est-ce cela que l'on oublie quand on affirme que « tout est sur la table »?  Je le crains.  Chose certaine, on raisonne comme si, à force d'investissements et de techniques, une interminable survie, autant dire l'éternité, était possible, comme s'il était conforme à la condition humaine de prolonger indéfiniment les existences.  Comme si la mort en elle-même était, elle aussi, négociable.  Il s'agit pourtant d'un pari intenable.  Et c'est une sottise que de faire fonctionner un système de santé comme si cela aussi était négociable.

Le simple fait de s'incliner devant le caractère inéluctable de la mort changerait tout.  On continuerait de combattre la maladie et la douleur, on mettrait beaucoup de moyens en oeuvre pour suspendre les conséquences inconfortables du vieillissement, mais chacun saurait ou apprendrait qu'il y a quelque part un seuil à ne pas dépasser et des réclamations à ne pas formuler.  On saurait, grâce aux mythes éclairants, qu'Icare s'est détruit à vouloir trop s'approcher du soleil et que Prométhée a été puni pour avoir convoité le feu du ciel, autant dire l'éternité des dieux.  On se battrait pour la vie, mais pour la vie telle que la définit et la circonscrit la condition humaine; limitée, précaire, modestement destinée à prendre fin.  Et la société, redevenue consciente de la condition humaine, saurait que beaucoup de ressources sont sur la table, mais pas tout.

Car une société ne peut se soustraire aux grands arbitrages sociaux.  Il y a arbitrage, et pas des meilleurs, quand les services de santé paient un orthophoniste pour réapprendre la parole à un vieillard ébranlé par un traumatisme quelconque, alors que le secteur de l'éducation n'a pas l'argent nécessaire pour offrir le même soutien à un enfant de huit ans.  Il y a arbitrage, parfaitement admissible celui-là, quand une société autorise une certaine vitesse sur les routes en sachant que sa permission entraînera un millier de morts chaque année.  Dès lors, ce qui est sur la table dans le débat à propos de la santé, ce sont des ressources limitées et qui doivent satisfaire à l'ensemble des besoins sociaux plutôt qu'aux seuls prolongements de l'existence.

Tant qu'on n'aura pas réinséré l'évidence de la mort dans le débat sur la vie et la santé, on continuera à injecter dans le système de santé des sommes énormes, mais toujours insuffisantes pour procurer l'immortalité.  Pauvre Prométhée.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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