Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 18 septembre 2000

M. Bouchard, chers collègues, est-ce si simple?

Évidemment regrettable, sûrement inquiétant, peut-être révélateur de l'impatience des gangs, l'attentat qu'a subi le journaliste Auger ne justifie pas la démagogie avec laquelle le premier ministre Bouchard commente l'événement.  Avant même d'en savoir suffisamment et en faisant l'impasse sur ce que le Québec pourrait faire et ne fait pas, M. Bouchard, en effet, impute au code criminel les difficultés québécoises dans la lutte au crime organisé.  Et nombre de journalistes volent au secours de la démocratie menacée.  Est-ce si simple?

Commençons par le plus simple.  A-t-on la preuve que l'attentat contre Michel Auger provienne d'un gang?  De deux choses l'une : ou on l'a et on doit la présenter pour mettre fin aux spéculations, ou on ne l'a pas et on coupe court aux scénarios catastrophiques.  Tant que la preuve se fait attendre, attendons également pour faire du Québec un nouveau triangle d'or ou la prochaine Colombie.

Une deuxième réflexion porte sur les responsabilités et les pouvoirs du Québec.  La police est au coeur de cette réflexion, mais elle n'est pas la seule institution qui mérite l'examen.  Quand un gouvernement ne parvient même pas à obtenir de ses policiers qu'ils surveillent la circulation sur les autoroutes, on doit se demander quel rendement policier le satisfait en matière de lutte contre le crime organisé.  Et l'on doit se dire, contrairement à ce que pense le ministre Ménard, qu'il n'y a aura jamais de lutte efficace contre le crime organisé si la police est seule à mener la lutte.  Les auditions publiques que tenait il y a des années l'ancienne Commission d'enquête sur le crime organisé (CECO) avaient commencé à éduquer le public et les médias à la véritable nature du crime organisé.  En renonçant à cette pédagogie, la police et le ministre misent tout sur le seul travail des enquêteurs et aboutissent au résultat qu'on déplore.  Cela ne dépend pas du gouvernement central.

Au risque de provoquer les hauts cris chez les ténors du Barreau, le Québec pourrait aussi vérifier quelle éthique professionnelle s'applique chez les avocats, notaires, comptables et administrateurs qui ont les gangs comme clients.  Avant de sauter à la conclusion qu'il faut amender le code criminel, ne peut-on pas relire et appliquer, dans sa teneur actuelle, la loi qui fixe comme première raison d'être aux ordres professionnels de protéger le public?  Cette loi est de philosophie, de rédaction et d'application québécoises.

Peut-être médias et journalistes pourraient-ils, au passage, s'interroger eux-mêmes sur leur propre contribution au dangereux vedettariat des caïds.  Il ne s'agit pas de taire les faits, il s'agit de ne pas les banaliser.  Et s'il se trouve un irresponsable comme Claude Blanchard pour s'absoudre de ses relations avec des milieux douteux, faut-il vraiment lui accorder la première page?  Se plaindre de l'intimidation quand le mythe de l'invincibilité des truands nous doit quelque chose, est-ce complètement cohérent?

Arrivons-en quand même au cadre législatif qui suscite les accents politiciens de M. Bouchard.  Oui, il y a lieu d'en changer des pans entiers, mais peut-être pas en priorité ceux dont parlent MM. Bouchard et Ménard.  On devrait savoir, par exemple, au moins depuis Al Capone, que les prohibitions inutiles et hypocrites servent de terreau au crime organisé.  Interdire la marijuana malgré ce qu'en disait déjà la criminologue Marie-Andrée Bertrand dans le rapport Le Dain, c'est financer le crime organisé.  Pourchasser la prostitution au lieu de l'encadrer, c'est rendre alléchants, lucratifs et dangereux les clubs de danseuses et jeter des centaines de jeunes, hommes et femmes, sous la coupe des gangs.  Seuls des politiciens victoriens comme Jean Chrétien ou Stockwell Day ignorent encore les retombées de la prohibition des années 30 sur Chicago et New York.

Si rien de ces réformes faisables n'améliore la situation, oui, il sera temps d'examiner la liberté d'association.  Mais qu'on ne se méprenne pas.  Il sera toujours difficile d'accorder droit de cité à l'indispensable syndicalisme et d'empêcher que le syndicalisme soit parasité par un Banks¹ ou un « Dédé » Desjardins.  Tout comme il sera difficile de distinguer les entreprises qui visent le profit et le monopole et les entreprises qui visent... le profit et le monopole.  Les prédateurs à l'oeuvre dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC) n'apprécieraient pas qu'on les confondent avec les prédateurs qui préfèrent la moto à la limousine et au jet privé, mais il ne sera pas facile de tracer la ligne de démarcation entre les deux profils.  Qu'on se le dise, le moindre bémol à la liberté d'association jettera dans les transes les ténors de la mondialisation.  On trompe donc les gens si on laisse entendre que la formule à la fois efficace et nuancée est à portée de la main.

Surtout, qu'on n'oublie pas ceci qui n'a guère vieilli en plus de 35 ans : « ... un fait demeure : le crime organisé diffère totalement du crime uniquement prédateur en ce sens qu'il constitue une organisation de l'activité criminelle telle qu'il peut offrir des services illicites à une population qui recherche de tels services, qu'ils soient légitimes ou non.  Le crime organisé est un crime de services, il est la planification du marché et de l'appétit qui porte les gens vers les services illicites, c'est-à-dire vers le vice, les stupéfiants, le jeu, la prostitution, le banditisme dans le monde du travail et celui de l'industrie. »²



¹Hal Banks, membre de la Seafarers International Union, qui a joué un rôle décisif dans le démantèlement de la Canadian Merchant Union.
² Proceedings of the Third Annual Institute for Juvenile Court Judges and Referees, Mark Thomas Inn, Monterey, California, 14-15 mai, 1964, p. 176.  Cité dans La société face au crime, vol. 3, tome 1, 1968, Le crime au Québec - Les tendances de la criminalté québécoise, p. 205.

Autres références :
Lettre de Lucien Bouchard à Jean Chrétien
Code des professions
Charte canadienne des droits et libertés
Code criminel
Commission Le Dain - Rapport de Marie-Andrée Bertrand (en anglais)
Les Chroniques de Cybérie

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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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