Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 25 septembre 2000
Démocratie et liberté de presse

L'attentat contre le journaliste Michel Auger a ramené dans le débat public un sujet trop souvent escamoté : le lien vital entre la liberté de la presse et la société démocratique.  Cela est heureux.  Ce qui l'est moins, c'est que le débat soit souvent mal amorcé.  D'une part, ce n'est pas la liberté de presse qui est en jeu quand des élus subissent le chantage des voyous.  D'autre part, la pire menace qui pèse sur la liberté de presse, ce n'est pas celle de l'intimidation tentée par le gangstérisme, mais celle de l'homogénéisation trop souvent réussie par les monopoles économiques.

Je laisse de côté, jusqu'à plus ample informé, la paternité de l'attentat subi par M. Auger.  Je range, en effet, au plus haut niveau dans la liste des qualités exigibles d'un journaliste la pratique systématique et entêtée du doute.  Quiconque ne doute pas pratique mal ce métier.  Quiconque s'en remet d'instinct aux apparences ou à la convergence des rumeurs ne peut garantir au public une information dûment vérifiée.  Quiconque remplace la rigueur de l'enquête journalistique par la vigueur du coup de glotte se trompe de métier.  Croire et affirmer trop vite, que cela soit le fait du Conseil de presse ou d'un quelconque média, c'est réclamer les avantages de la liberté sans en assumer les responsabilités.  J'attends donc.

Je note, pour m'en étonner, l'empressement avec lequel des élus ont greffé leur cause - d'ailleurs bien légitime - à celle des journalistes.  J'admire le député qui a le courage de dire tout haut à quel honteux travail d'intimidation se livrent des bandes de criminels, mais j'hésite à confondre la liberté de presse et le droit qu'a n'importe quel citoyen de vivre en sécurité.  Les deux principes méritent le respect, les deux libertés ont en commun d'exiger des gens le courage de les revendiquer et de les exercer, mais il y a entre les deux une ligne de démarcation.  Une société cesse d'être démocratique dès que la presse est muselée, tandis qu'elle demeure démocratique même si les citoyens subissent une certaine criminalité.  La démocratie survit même quand des individus sont victimes de menaces, de chantage, de vols à main armée ou d'extorsion.  À condition, bien sûr, que la société ne soit pas réduite à l'impuissance.  Assurer la liberté de la presse et lutter contre la criminalité, ce n'est pas du même ordre.  Les deux causes méritent d'être défendues, mais cela n'implique pas qu'elles doivent l'être par la même manifestation.

D'ailleurs, il sera toujours paradoxal de voir des journalistes et des élus marcher main dans la main pour la défense de quoi que ce soit.  Le regretté Jean-V. Dufresne aimait d'ailleurs à rappeler qu'on ne peut pas décrire la parade si on fait partie de la parade.  C'est, en tout cas, du pouvoir politique que viennent, partout dans le monde, quelques-unes des pires menaces à la liberté de presse.  Bien sûr, on m'objectera que la presse obtient sous nos latitudes la haute considération de l'État et des élus.  J'y croirais davantage si je n'avais pas vu l'Assemblée nationale du Québec pratiquer une intimidation primaire à l'endroit du journaliste André Pratte lors de la publication de son Syndrôme de Pinocchio.  D'où quelle vienne, l'intimidation lancée contre des journalistes est une menace pour la démocratie.  Celle du pouvoir politique en particulier.

La liberté de presse, d'autre part, ce n'est pas seulement ni surtout le droit du journaliste à la diffusion de ses informations.  C'est d'abord le droit du public au pluralisme de l'information et de l'analyse.  Les deux droits, heureusement, peuvent faire de conserve une longue route commune.  Cela, toutefois, ne doit pas conduire à prendre l'un pour l'autre.  L'expression individuelle, même entre les mains d'un journaliste, importe moins, pour l'intérêt commun, que la diversité, que le pluralisme, que la possibilité démocratique de pouvoir comparer les informations et les points de vue.

L'Atlas mondial des libertés¹, publié en 1989, ne s'y trompait d'ailleurs pas.  On y servait, au chapitre sur le pluralisme de la presse écrite, une invitation à la prudence et à l'humilité : « À l'ouest, le pluralisme politique et la bonne diffusion de la presse sont assurés.  Mais cette liberté se trouve souvent contrecarrée par la puissance économique de certains groupes privés qui conquièrent parfois des situations de quasi-monopoles.  Dans ces pays - y compris en France - les syndicats de journalistes ont dénoncé ce phénomène de concentration économique et d'impérialisme de l'argent qui viennent, dans les faits, limiter fâcheusement le pluralisme »².  Un commentaire du même genre fermait le chapitre sur le pluralisme de l'audiovisuel : «... là aussi, la substitution du pouvoir de l'argent et des lois du marché au monopole étatique ne comporte pas que des avantages ».

Même dans l'hypothèse où un gang immergé dans le crime organisé serait à l'origine de l'attentat contre M. Auger, qu'il soit permis de dire que les fusions de médias briment aujourd'hui l'indispensable pluralisme de l'information plus que toute autre force antidémocratique.  Ajoutons du même souffle que la concentration de la presse, qui inquiétait il y a trente ans, reçoit aujourd'hui l'aval de nos gouvernants, y compris de ceux qui protestent à l'occasion contre les atteintes au droit d'expression des journalistes.  Ce n'est pas minimiser le courage exemplaire de M. Auger que de nous inviter tous à la lucidité face aux menaces que le libéralisme sauvage et l'absolutisme politique font peser sur le pluralisme de l'information.




Voir aussi M. Bouchard, chers collègues, est-ce si simple?

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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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