Dixit Laurent Laplante, édition du 20 novembre 2000

Grossir est une bénédiction?
par Laurent Laplante

Les motifs diffèrent, mais à peu près tous ceux que la transaction entre UniMédia et Power Corp. (Gesca) pouvait concerner ont accueilli la nouvelle avec une constante et consternante nonchalance. Le gouvernement québécois, en plus de se reconnaître impuissant en la matière, s'en est remis à l'éthique des propriétaires. Le Conseil de presse a jugé que les sources d'information sont aujourd'hui si multiples que la concentration de la presse n'est plus le même enjeu. Seul bémol, certains, en milieu syndical ou professionnel, ont promis de se montrer vigilants. Quant aux cadres des entreprises qui changent de main, en plus de se prosterner fièrement devant le nouveau patron, ils ont d'avance condamné pour démagogie quiconque oserait contester les vertus du grossissement. Mais est-ce vraiment si simple?

Au départ, il y a confusion. Qu'un média veuille devenir meilleur, on ne peut que l'en louer. Que des ressources supplémentaires et l'alliance avec ses semblables lui permettent un tel progrès, c'est bien possible. Mais ce n'est pas surtout ni uniquement par l'excellence que passe l'utilité des médias en démocratie; c'est, bien plus encore, par la diversité. Le meilleur média du monde, s'il est seul, constitue quand même un monopole de l'information et de l'analyse et se range, à ce titre, parmi les entraves à la démocratie.

Autre confusion, on voudrait nous faire croire que la vente d'un journal ne change rien au travail des journalistes. Ceux-ci jouissent, nous dit-on, d'une parfaite autonomie et ce qui se passe dans les hautes sphères de la finance n'est ni une contrainte ni une censure. On aimerait le croire, mais il faudrait, pour cela, oublier que quelqu'un exerce le pouvoir de recruter, de muter, de dorloter, d'éliminer et que ce quelqu'un est le propriétaire ou son émissaire. Ce quelqu'un décide si La Presse ou Le Soleil aura un correspondant à Londres plutôt qu'à Paris, si l'espace réservé aux sports sera supérieur à ce qu'obtiennent les arts, si les cahiers de publireportage noieront sous leur masse la matière rédactionnelle, si l'on multipliera les sondages au lieu de creuser l'information. Qu'on relise à ce propos Jean Lacouture : « Une liberté exercée à la lumière d'une conscience attentive ne débouche sur l'équité, objectif suprême de l'informateur, que si le lecteur est décemment avisé des données culturelles, idéologiques, économiques, au nom desquelles le journaliste, ou le journal, orientent l'inévitable choix des informations et leur interprétation ». Prétendre qu'un changement de propriétaire n'influe pas sur les choix, c'est se moquer.

Au passage, on balaie comme une vétille le fait que le propriétaire impose une position éditoriale favorable au fédéralisme. Ce biais serait négligeable puisque chroniqueurs et journalistes peuvent s'exprimer en marge de l'ornière. Étrange raisonnement : une direction biaisée devient, face au public, garante de la neutralité de sa salle de rédaction.

Quant à l'affirmation voulant que la multiplication des sources d'information réduise les méfaits de la concentration de la presse, divers motifs incitent à s'en étonner. Le premier, c'est le bilan québécois de la concentration. À titre d'exemple, la presse régionale, bouffée par des empires comme celui de Québécor, n'existe plus. À sa place, sévissent des circulaires arborant les noms des anciens hebdomadaires. Deuxième motif d'étonnement, on confond ici les médias et des phénomènes comme Internet. L'universitaire qui se renseigne grâce à sa navigation sur Internet ne fait pas naître un nouveau média, pas plus qu'une bibliothèque publique n'est l'équivalent d'un mass-média. Confondre l'information, effectivement plus abondante, et médias d'information, c'est bien mal lire la réalité. On aboutit ainsi à voir une multiplication des sources d'information quand règnent l'eugénisme et l'homogénéisation. Autre motif d'étonnement, on oublie que la concentration des titres de propriété met les médias à l'écoute des grands centres seulement. Les médias de la capitale et de la métropole n'effectuent que de rares et superficielles cueillettes d'information dans les régions. Radio-Canada ne sait plus ce qui se passe en province. Concentrés et dispensés de concurrence, les médias ne quittent les centres qu'advenant une crise, un affrontement entre autochtones et pêcheurs blancs ou une intervention de l'escouade dite tactique. De par sa concentration, la presse parle à tout le monde, mais n'écoute que la grande ville. À part ça, tout va bien.

Pourquoi, dès lors, ces acquiescements à la concentration? Les stratégies diffèrent sans doute, mais elles ont en commun de tabler sur le nouveau dogme, celui de l'indiscutable mondialisation. Tous présument qu'elle réclame et impose le grossissement. Les syndicats, qui se savent en position de faiblesse face à l'employeur, profitent des améliorations, d'ailleurs réelles, qui sont apportées à leurs conditions de travail. Le Conseil de presse, formé aux deux tiers de représentants patronaux et syndicaux, met imprudemment son résidu de crédibilité au service des conglomérats. Si, tout à l'heure, une région se plaint d'être systématiquement ignorée par un média, elle aura de la difficulté à émouvoir le Conseil.

Et les gouvernements? M. Chrétien estime que « c'est le Bureau de la concurrence qui regarde ces choses ». Peut-être faudrait-il lui rappeler que les regroupements de médias méritent l'attention du pouvoir politique au moins autant que les fusions de banques dont on nous menaçait l'an dernier. Quant au ministre québécois Bernard Landry, il ne s'oppose pas à la transaction, car le président de Gesca lui a fourni au sujet de la « diversité de pensées socio-économiques ». On admirera, cependant, que le président de Gesca ait pu rassurer M. Landry, tout en satisfaisant le président du Conseil d'administration d'UniMédia qui tenait à ce que l'acquéreur soit « quelqu'un qui garantisse le maintien d'un ton fédéraliste ».

Comprenons-nous bien. Il n'est pas dit, pas par moi en tout cas, que la transaction soit condamnable. Elle est tout simplement si équivoque, si rapidement avalisée et si maladroitement vantée qu'elle mériterait l'examen musclé d'un journalisme d'enquête. Mais d'où viendrait ce journalisme?

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20001120.html

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