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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 27 novembre 2000

La banalisation des morts quotidiennes

Que des skieurs meurent dans l'incendie d'un funiculaire ou étouffés par une avalanche, les médias s'en émeuvent. Que, jour après jour, des enfants meurent sous les balles israéliennes pour avoir osé réclamer un pays, voilà qui n'affleure dans l'information que de façon sporadique. Le peuple palestinien subit l'humiliation et la dictature, Israël s'installe dans une répression brutale de type colonial, les États-Unis imposent distraitement leur arbitrage biaisé tout en équipant Israël, mais le plus grand scandale est celui de l'indifférence dans laquelle nous glissons.

Malgré les cadavres palestiniens qui s'accumulent, l'opinion mondiale ne blâme Israël que du bout des lèvres. Tout au plus réclame-t-on qu'Israël use de la force militaire de façon plus mesurée. Comme si le recours aux blindés, aux hélicoptères de combat et aux roquettes de tout genre constituait le seul tort de l'État hébreu. On laisse ainsi dans l'ombre d'autres agissements israéliens qui, même par temps relativement calme, sont des abus de pouvoir qui, ensemble, tissent la trame d'un quotidien honteux.

Quand, par exemple, la presse utilise le sobre terme de « bouclage des territoires », on doit comprendre qu'Israël pratique l'enfermement, interdit la libre circulation, découpe le territoire palestinien en parcelles isolées les unes des autres, disloque ce qui reste de tissu social dans cette collectivité, régente des humains comme l'ont fait la Rhodésie ou Moscou. Cela ne s'inscrit pas dans les bulletins militaires, mais cela témoigne de la propension d'Israël à occuper le sol palestinien et à s'y comporter avec l'exorbitant bon droit des maîtres. Quand Israël rationne ou coupe l'approvisionnement électrique nécessaire aux populations civiles, ce n'est même plus d'occupation qu'il faut parler, mais d'un régime sciemment répressif. Quand Israël intercepte les fonds destinés à l'Autorité palestinienne, en restreint ou en retarde la distribution, ce n'est plus de violence armée qu'il est question, mais d'un chantage doublé d'un détournement de fonds. Quand on multiplie les implantations de colons fanatisés, on rend systématiquement futiles toutes les négociations sur un éventuel retour des Palestiniens chez eux. Ce ne sont donc pas seulement les interventions militaires d'Israël qui doivent heurter la conscience, mais un ensemble de comportements. En demandant à l'armée ce qu'il devrait confier à la police, l'État hébreu va à l'encontre des conventions internationales qui prescrivent de ne pas traiter de la même manière les professionnels de l'armée adverse et les populations civiles. En agissant comme une force d'occupation dispensée de toute reddition de compte, Israël maintient le territoire palestinien et son Autorité sous un joug colonial déshonorant.

On hésite à proférer de tels constats à propos d'un État qui doit son existence même aux excès commis par le nazisme contre les populations juives d'Europe. On a peine à croire, en effet, que l'État hébreu puisse abuser de sa force après avoir vu tant de juifs, en tant de pays européens, bousculés, humiliés, traités en parias, parqués dans d'invivables ghettos. Que les souffrances inscrites dans la mémoire juive n'empêchent pas la puissance israélienne de reproduire les attitudes d'un régime d'apartheid et de recourir contre l'intifada à des représailles aussi honteuses que celles des nazis contre les maquisards français, voilà qui soumet à une dure épreuve la sympathie que tout coeur humain doit éprouver pour les rescapés de l'holocauste.

On arrive pourtant au point où l'ensemble des comportements israéliens à l'égard des Palestiniens doit faire l'objet d'une claire et massive réprobation. Ni les souffrances accumulées par les juifs ne peuvent servir d'alibi aux brutalités coloniales de l'État hébreu, ni la trompeuse neutralité des États-Unis ne doit faire illusion plus longtemps. Quand il s'est agi de Saddam Hussein, on n'a pas cherché dans son passé de quoi innocenter ses débordements contemporains. On a jugé le présent sans référer à l'histoire. Quand la Yougoslavie a pratiqué l'épuration ethnique, on ne s'est pas rappelé cette époque où les Croates pactisaient avec Hitler et où les Serbes se rangeaient avec les « bons ». On a jugé le présent sans référer à l'histoire. Ce n'est donc pas traiter Israël injustement que de juger ses comportements coloniaux à l'aune de ce qu'on peut en voir aujourd'hui. Jugeons enfin le présent israélien sans référer à l'histoire et ne laissons pas le tragique souvenir de l'holocauste dispenser Israël du verdict que son comportement présent mérite.

Que l'on doive entretenir jusqu'à l'extrême limite les espoirs de paix et miser avec entêtement sur la négociation, c'est une évidence. Arrive quand même l'heure où la patience confine à l'aveuglement et à la lâcheté. Des mois après l'épuration ethnique qui a ensanglanté les Balkans et après le génocide rwandais, Kofi Annan battait sa coulpe et la nôtre : « Nous n'avions pas pris conscience des forces qui se dressaient devant nous. Il aurait fallu opposer la force à des gens qui ne comprennent que le langage de la force, et nous ne l'avons pas fait. » Des différences existent, certes, entre le Proche-Orient et les patiences excessives qui ont permis les oppressions dans les Balkans et au Rwanda, mais elles ne sont pas toutes en faveur d'Israël. Qu'on songe, par exemple, à la durée du drame des Palestiniens : de 1968 à nos jours, cela fait quand même plus de trente ans. Qu'on songe également aux impensables projets de loi israéliens qui inventent des termes lénifiants pour rendre légal le recours d'Israël à la torture. Qu'on relise l'article 37-a de la Convention relative aux droits de l'enfant (1989) que tous les membres des Nations Unies ont signée, sauf la Somalie et que les États-Unis n'ont toujours pas ratifiée : « Les États parties veillent à ce que nul enfant ne soit soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. »

Pouvons-nous, à défaut d'agir sur les puissants de ce monde, sortir de notre indifférence?

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