Dixit Laurent Laplante, édition du 18 janvier 2001

La tentation messianique
par Laurent Laplante

Une fois qu'on aura tout dit de ce que M. Bouchard a fait pendant son règne et de ce qu'il a omis de faire, la question fondamentale remontera à la surface : est-ce à un messie ou à son peuple de choisir le destin collectif? Si tout dépend du messie, il faut, d'urgence, que le Québec recommence le processus qui a conduit les libéraux et les péquistes à procéder à une greffe de leadership. Si, au contraire, c'est la conviction populaire qui importe, la tentation messianique s'estompe et l'espoir repose de nouveau sur la détermination d'une équipe, puis de la société. Par sa manière d'annoncer son départ, M. Bouchard a compliqué l'existence de son successeur, mais ce n'est pas une raison pour que son style personnel hypothèque l'avenir.

Les souverainistes ne sont pas les seuls à avoir tout attendu d'un messie. Tous les partis qu'obnubile l'espoir du pouvoir subissent l'attrait de ce mirage. Les libéraux de Québec et d'Ottawa ont jeté leur dévolu sur Jean Charest parce que les sondages faisaient du jeune chef conservateur le seul politicien capable de vaincre Lucien Buchard et le Parti québécois. Au cours de la campagne fédérale de novembre 2000, il a suffi que naisse la rumeur d'un gouvernement libéral minoritaire pour que l'on enterre Jean Chrétien de son vivant et qu'on rêve de voir Paul Martin aux commandes. La tentation messianique va de pair avec le désir du pouvoir et avec la crainte de le perdre.

Le recours à un messie d'extraction plus ou moins artificielle n'a que peu de conséquences néfastes pour les formations politiques qui regroupent des intérêts plus que des convictions. Si le messie hisse le parti au pouvoir, tant mieux. Si le messie rate son coup, on change de mercenaire et on recommence. Il n'y a pas, dans ces mariages de raison entre un parti sans projet social et un messie essentiellement utilitaire, de quoi agiter la morale ou d'autres principes.

Dans le cas des partis idéologiques ou programmatiques, le recours à un messie comporte d'autres risques. Il n'est pas facile d'exiger d'un messie la victoire électorale en même temps qu'un respect scrupuleux des orientations établies avant son entrée en scène. Le militaire auquel on demande d'écraser l'ennemi ne comprend pas, au lendemain de sa victoire, qu'on lui reproche son choix des armes ou la brutalité de son offensive. De même, le messie auquel fait appel un parti construit sur un programme ressentira comme une contrainte l'obligation qu'on voudrait lui faire d'assurer à la fois la victoire et la pureté idéologique. « Si vous me demandez de gagner, pourrait-il dire, laissez-moi choisir les moyens. » Si cela n'est pas dit, cela est quand même fait. Comme quoi la tentation messianique expose un parti porteur d'un projet social et politique à des risques que ne courent pas, par exemple, nos partis libéraux d'aujourd'hui. En se livrant pieds et poings liés à M. Bouchard comme à un messie, le Parti québécois a couru ce risque. Il découvre aujourd'hui, avec un retard qui ne glorifie pas sa lucidité, le prix de son risque.

Ce prix à payer, ce n'est pas seulement l'attiédissement de la ferveur indépendantiste qui n'a cessé de s'amplifier pendant le règne de M. Bouchard. C'est aussi le déportement du Parti québécois vers la droite de l'échiquier politique. On chercherait vainement une différence marquée entre les décisions du gouvernement Bouchard et celles qu'auraient arrêtées dans les mêmes circonstances un Daniel Johnson, un Robert Bourassa, un Paul Martin. Si la participation populaire au dernier scrutin fédéral a été notablement moindre que ne le voudrait la tradition québécoise, on peut en chercher la cause dans le fait que voter pour un ou pour l'autre ne change rien. Le régime Bouchard n'entonnait les cantiques indépendantistes qu'au moment des conseils nationaux; il n'a manifesté que de rares fois son traditionnel « préjugé favorable » à l'égard des plus fragiles. Le gouvernement péquiste rejoignait ainsi ses adversaires politiques sur le flanc droit de l'échiquier et privait les citoyens du centre et du centre gauche de leur dernier véhicule politique. Le messie avait donné la victoire électorale au Parti québécois, mais le Parti québécois avait cessé d'être, sous cette gouverne, une formation politique distincte.

En effectuant une sortie sans élégance, M. Bouchard laisse pourtant entendre qu'il ne porte aucune responsabilité dans l'homogénéisation de nos choix politiques. Il évoque, non sans raison d'ailleurs, les aspects financièrement réconfortants de son bilan. Il range même, de façon au moins prématurée, les fusions municipales dans la colonne de ses gestes glorieux. Mais M. Bouchard ne dit rien de son impuissance à maintenir en place les deux caractéristiques fondamentales du Parti québécois. S'il a gouverné à droite comme tout le monde, c'est sans doute que la mondialisation l'exigeait; s'il n'a pas maintenu ou amplifié la conviction indépendantiste, c'est que, au sein du Parti québécois, des éléments douteux ont entravé ses efforts. La déclaration de démission de M. Bouchard laisse même entendre, à la face du monde, qu'il quitte parce qu'existe au sein du mouvement indépendantiste un courant extrémiste, intolérant, peut-être antisémite. Cela est si exorbitant, si dévastateur, si inapproprié qu'il faudrait reprendre au sujet de M. Bouchard l'expression de « propos inadmissibles ». En somme, le messie n'a rien à se reprocher, la partie heureuse de son bilan lui est imputable, les ratés proviennent des autres.

Malgré cette insistance de M. Bouchard pour esquiver tout blâme, le Parti québécois devra dire quelles conclusions il tire de son recours à un messianisme à la fois rentable et déstabilisateur. Est-il prêt à recommencer l'expérience en achevant de rendre son programme malléable et négociable? Choisit-il plutôt de revenir à ses fondements idéologiques? Va-t-il tenter encore, dans les déchirements alternés avec les bonds en avant, d'occuper une place nettement définie et irremplaçable sur l'échiquer? Selon les réponses à ces questions, le Parti se fera plus confiance à lui-même ou misera encore sur les vertus messianiques.

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010118.html

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