Dixit Laurent Laplante, édition du 5 mars 2001

Des adversaires en forme d'alibis
par Laurent Laplante

Au moment où s'amorce le règne de Bernard Landry, qu'il soit permis de souhaiter que le changement de la garde à Québec donne à nos deux paliers de gouvernement le goût de quitter enfin le 20e siècle (j'ai failli écrire le 19e). L'ennui qu'on ressent face à des attitudes d'une autre époque et dont la stérilité n'est plus à prouver est tel, en effet, que l'État, sous toutes ses incarnations, cesse de mériter l'attention. L'État devient un fossoyeur de la démocratie et un authentique propagandiste du libéralisme irresponsable. L'appel s'adresse au premier chef à MM. Chrétien et Landry, mais aussi à leurs nombreux imitateurs.

La femme ou l'homme public devrait savoir d'expérience, surtout s'il navigue sur l'océan politique depuis plusieurs saisons et quelques tempêtes, à quel point le ronronnement à vide est une maladie facile à contracter. Il devrait mesurer les risques qui en découlent : pour lui, pour les causes qu'il défend, pour la santé et la transparence de la vie sociale et politique. S'il n'y prend garde ou si, pire encore, il considère la volubilité et la pirouette comme des atouts, le politicien dit chevronné devient capable de tenir des propos à peu près décents tout en pensant à autre chose. Il n'est là qu'à demi. Il active en lui le pilote automatique et empile les clichés tout en pensant à son prochain voyage, à la manière de dom Balaguère courant à travers ses trois messes de Noël en imaginant son délectable réveillon. Il voit venir les questions des journalistes, les devance, les esquive. Le politicien qui a longuement rompu des lances sait que la faune médiatique est trop individualiste pour laisser le même journaliste se rendre à la troisième sous-question, là où il pourait ferrer son sophiste, et il se borne à amortir les premières salves. Robert Bourassa, un maître en la matière, considérait la période de questions de l'Assemblée nationale comme son heure de détente. Il en sortait reposé, ses adversaires humiliés et toujours aussi peu renseignés. Quand la non-réponse et la demi-vérité accèdent ainsi au statut de beaux-arts, le parlementarisme tout entier devient un ronronnement narquois et la démocratie se ratatine en un cérémonial trompeur. Non seulement il n'y a plus reddition de compte, mais l'arrogance de politiciens devenus insaisissables persuade journalistes et citoyens qu'ils ont mieux à faire que de s'intéresser à la chose publique.

Nous en sommes là. À Ottawa comme à Québec, pour nous en tenir aux horizons politiques les plus familiers, les ornières intellectuelles sont si profondes qu'on sait d'avance quel parcours suivra le discours du politicien. Si le gouvernement central dégage des fonds supplémentaires pour les provinces les moins nanties, il a tôt fait de présenter la conjoncture comme une heureuse retombée du fédéralisme. Et Québec, incapable de prononcer le mot « merci » avant de passer au « encore, s'il vous plait », accepte le chèque, mais en y lisant une insulte. Quand le Vérificateur général du gouvernement fédéral, M. Denis Désautels, dresse un bilan meurtrier du ministère des Ressources humaines, M. Chrétien réagit en accroissant le budget de ce ministère délinquant de 2,5 milliards de dollars. Quand, à Québec, l'homologue de M. Désautels, le Vérificateur général Guy Breton, reproche au ministre des Finances des astuces qui réduisent la transparence du budget, M. Landry lui réplique qu'il va continuer à agir de cette manière. Quand Jos Clark talonne Jean Chrétien à propos de ses démarches au moins inélégantes, celui-ci se donne une large absolution et propose même en modèle son comportement douteux. Quand Yves Michaud prétend se prévaloir du droit que possède tout citoyen de s'adresser à l'Assemblée nationale pour faire corriger un tort, M. Landry ne prend même pas la peine de promettre une lecture de la requête. Il dit n'avoir pas changé d'idée, comme si le droit d'être entendu disparaissait au bon plaisir du prince. Façon cavalière chez les deux chefs de gouvernement de se placer au dessus de la mêlée, mais aussi en dehors de la démocratie.

Pendant qu'ils s'adonnent ainsi à leurs ennuyeux combats de coqs, nos dirigeants politiques oublient de jouer le rôle qu'ils sont les seuls à pouvoir assumer, celui de proposer une vision à la société. Ils exercent le pouvoir, mais oublient de dire pourquoi. On ne sait pas, à quelques semaines du Sommet des Amériques, quel bilan le Canada dresse du libre-échange avec les États-Unis ou de l'ALENA, pas plus qu'on ne sait jusqu'où le Canada est prêt à aller dans la création d'un nouvel espace commercial. Loin de définir ce qui, face à la mondialisation voulue par les conglomérats, doit être préservé par l'État et mis au service des citoyens, le gouvernement central, selon toutes les apparences, a tenté d'intimider le Brésil par le biais du commerce de la viande pour renforcer la position de Bombardier. Quand l'État ignore ainsi sa raison d'être et prend du service comme lieutenant de l'entreprise privée, on se demande à quoi il peut bien servir, sinon à tromper.

De son côté, M. Landry n'a toujours pas expliqué en quoi un Québec indépendant serait différent et meilleur. Il a toujours tenu et tient encore un discours en tous points conforme à celui qu'offrent les adorateurs du grand capital. Ses décisions, empreintes de générosité à l'égard des multinationales et de prudence frileuse dans le financement de l'éducation primaire et secondaire et des services sociaux, sont proches parentes de celles qui tenteraient un premier ministre libéral et fédéraliste. Depuis l'époque où David Lewis, à la tête d'un NPD capable de clarté, pourfendait les « corporate welfare bums », l'homogénéisation des divers credos politiques a décidément beaucoup progressé. Quand il n'y a plus de choix, il n'y a plus de démocratie.

Dans la pièce de théâtre qu'on nous joue, mais à laquelle il devient difficile de s'intéresser, M. Chrétien sert d'alibi à M. Landry et M. Landry d'alibi à M. Chrétien. Ni l'un ni l'autre n'élabore un projet politique, mais leurs querelles font oublier que l'État, grâce à eux, devient une coquille vide. Après avoir été un alibi l'un pour l'autre, ils deviennent un alibi pour l'État : ils tentent de nous convaincre que l'État est toujours là, alors qu'il n'y est plus.

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010305.html

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