Dixit Laurent Laplante, édition du 19 avril 2001

Mentez, mentez, c'est rentable
par Laurent Laplante

La stratégie des propagandistes de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) doit beaucoup à la technique militaire du pilonnage. Plutôt que de s'engager dans un corps-à-corps toujours aventureux, on se tient à distance et on attend pour avancer que les bombes et les obus aient transformé la cible en désert et les adversaires en zombies. Une fois en possession du territoire convoité, on proclame que la démocratie a vaincu.

Car la démocratie est le fanion brandi par les conglomérats voraces qui s'activent à commercialiser toutes choses. La démocratie, selon eux, sera mieux servie si le capitalisme sauvage, rebaptisé mondialisation, affaiblit encore davantage les poreuses défenses des États et la résistance des ONG et des citoyens. Il y aura progrès démocratique si les oligopoles déterminent selon leurs caprices le prix du cacao, du café, de la banane et réduisent à la mendicité les économies locales et régionales qui dépendent du cours de ces produits. Ce serait, affirment les grands prédateurs, une atteinte aux essentielles valeurs démocratiques de laisser un pays préférer la survie et la dignité de sa population aux joies que procure l'humble soumission des humains aux soubresauts du Nasdaq.

Quand on professe une telle conception de la démocratie, on n'hésite évidemment pas à tout lui asservir. On décide d'un trait de plume que Cuba n'a pas sa place parmi les peuples des Amériques. Que ce rejet soit un geste démocratique est confirmé par le fait qu'aucun chef d'État ou de gouvernement ne s'est étonné de l'entêtement américain à ostraciser Castro.

Sur cette lancée démocratique, on substitue l'acte de foi au droit d'information concédé aux citoyens du monde par les documents les plus officiels. Pourquoi les citoyens perdraient-ils du temps à lire les textes fondateurs de la ZLEA puisque les chefs d'État et de gouvernement présents à Québec se portent garants de leur utilité sociale? Serait-il démocratique que l'opinion publique, à partir de textes qu'elle ne comprendrait d'ailleurs pas, empêche la mondialisation d'étendre à de nouveaux pays ses protections tutélaires? Bien sûr que non. Il faut donc louer la conviction démocratique de ceux qui demandent l'appui populaire à leur projet tout en refusant de céder aux pressions démagogiques de ceux qui voulaient lire avant de signer. Ce sens démocratique est particulièrement admirable dans le camp américain : non seulement on ne s'abaisse pas à informer l'opinion, mais on presse la Maison-Blanche, qui ne demande pas mieux, de recourir à la procédure accélérée (fast track) pour approuver la ZLEA. Au cas où la démagogie des opposants réussirait à ameuter l'opinion, il est sain que la démocratie presse le pas.

Quand le culte des valeurs démocratiques atteint une telle ferveur, on évite les pièges que la vieille Europe n'a pas su voir et on ne commet donc pas l'erreur référendaire. Des chefs politiques éclairés, soutenus comme ils le sont par les meilleurs éléments du monde des affaires, doivent assumer leurs responsabilités, décider seuls et ne laisser à leur électorat peu instruit que le plaisir d'obéir. Maastricht a souvent côtoyé l'abîme parce que les dirigeants européens ne se faisaient pas une idée assez noble des exigences de la démocratie.

Les promoteurs de la ZLEA méritent d'autres félicitations encore. Ils ont eu le courage, en effet, de tirer le rideau sur les résultats des traités de libre-échange précédents. Pourquoi semer le doute dans les esprits en rappelant, selon la méthode morbide chère à Human Rights Watch, que les États-Unis, le Mexique et le Canada ont fait l'objet de 23 plaintes à propos des relations de travail au sein de l'ALENA et qu'aucune n'a changé quoi que ce soit? Diffuser de telles informations n'est-il pas débilitant? N'est-il pas plus démocratique de foncer, quoi qu'il advienne?

Malheureusement, disent les conglomérats, il faut quand même s'attendre à ce que la très démocratique ZLEA se heurte à des résistances et qu'il faille attendre un certain temps avant qu'elle produise tous ses effets. Ici et là, des travailleurs frileusement attachés à leur emploi demanderont à leur pays de refuser son adhésion à la ZLEA, des intellectuels bornés verront des risques à laisser déferler la culture américaine qui, pourtant, correspond mieux aux aspirations populaires, des malades affolés et mal informés refuseront les avantages de la privatisation des services de santé... Il faut, malheureusement, s'attendre à de telles batailles d'arrière-garde. Il est donc rassurant de voir que, déjà, les esprits éclairés et généreux qui proposent la mondialisation ont prévu une multiplication des ententes bilatérales entre les États-Unis et les pays des Amériques. La stratégie a toutes les chances de réussir. Quand, en effet, Washington jette tout son poids dans la balance, quel petit pays peut s'obstiner à dire non? Il signe, puis son voisin en fait autant, puis le suivant. La ZLEA naît ainsi par juxtaposition plutôt que par déferlement. Le processus est plus long, mais l'objectif demeure le même et la démocratie exige qu'on l'atteigne.

Bien sûr, des esprits chagrins verront là-dedans bien des formes de mensonges. Ils souligneront, par exemple, qu'on ne peut pas évoquer des Amériques quand il n'y en qu'une. Ils auront techniquement raison, car il n'y a pas de commune mesure entre les États-Unis et la Bolivie ou le Vénézuela. Mais que pèse une imprécision aussi mineure quand la planète réclame la démocratisation?

Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose.

P.S. Question de rafraîchir mes souvenirs, je feuillette un petit ouvrage collectif (If You Love This Country: Facts and Feelings on Free Trade, McClelland & Stewart, 1987) auquel j'avais collaboré en 1987 et qui exprimait diverses inquiétudes à propos du libre-échange. On y trouvait un mot d'introduction d'Adrienne Clarkson, des textes de Margaret Atwood, de John Saul, de David Suzuki, de Mel Hurtig, de Farley Mowat... Du Québec, Andrée Ferretti, Jacques Proulx et moi. Virulente, Margaret Atwood écrivait : « ...the only position they've ever adopted toward us, country to country, has been the missionary position... » Pour ma part, j'écrivais ceci, qui s'apparente au contexte d'aujourd'hui : « ...il faut qu'une cause soit bien mauvaise pour que ceux qui y croient la défendent avec autant de mensonges... »

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010419.html

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