Dixit Laurent Laplante, édition du 18 juin 2001

Victimes en fonction de juges?
par Laurent Laplante

Le geste était admirable et émouvant, comme le sont presque toujours ceux qu'inspire le pardon. Cinq jeunes périssent quand leur copain qui conduisait la voiture la précipite dans l'eau et la police évoque publiquement la possibilité de porter des accusations contre le conducteur. Aussitôt les familles des cinq jeunes disparus incitent les autorités à s'abstenir : elles pardonnent à celui qui les a privés d'un enfant. Cela contraste avec les reportages vengeurs parus au cours des derniers jours au sujet de l'exécution de Timothy McVeigh et de la condamnation infligée à un tueur pédophile. Tous ces comportements ont quand même un dénominateur commun : ils substituent aux juges les victimes ou leurs proches.

Le sujet est si délicat qu'il faut faire la part belle aux nuances. Commençons par le plus beau : le pardon. Il a fallu aux parents des cinq jeunes disparus une grande maturité pour s'exprimer sur le mode du pardon. Ces parents devaient, pour faire taire en eux tout sentiment de vengeance, placer le sixième membre du groupe sur le même pied que leur propre enfant. Le conducteur, à leurs yeux, ressemblait au reste du groupe et ils n'allaient pas lui garder rancune de la chance qui lui avait valu un sort différent. Cela est beau et émouvant.

Malheureusement, le beau et le juste ne coïncident pas toujours. Autant l'attitude de ces parents mérite le respect, autant elle comportera de risques pour la société si elle conduit à confondre le pardon des proches et l'acquittement légal. Les parents des victimes se sont efforcés d'éviter au survivant le poids de la culpabilité et c'est ce qui fait leur grandeur, mais il ne leur appartient pas de libérer le jeune conducteur de sa responsabilité. Mieux vaut d'ailleurs mesurer d'abord cette responsabilité avant de la déclarer nulle. Cette vérification ne relève pas des proches des victimes, mais des pouvoirs publics. Roulait-on trop vite? Le jeune conducteur était-il en possession de tous ses moyens? Peut-on déceler la trace d'une quelconque imprudence de sa part? L'une ou l'autre des victimes porte-t-elle une part de responsabilité? Autant de questions qui doivent, par-delà l'émouvant pardon accordé par les parents au seul survivant de l'équipée, recevoir réponse.

Si, par malheur, l'enquête devait conclure à une responsabilité incriminante du conducteur, il sera temps de faire valoir devant la justice le cauchemar dans lequel le conducteur est, de toutes manières, condamné à vivre à jamais. On dira, si des reproches s'imposent, que la mort de cinq amis est déjà une peine écrasante et que la justice ne se grandirait pas à aller au-delà. On aurait raison d'inviter la justice à se faire compréhensive elle aussi, mais encore faut-il laisser d'abord la justice faire son travail. Le pardon constituait un geste exemplaire; il ne règle pas tout. Les proches ont assumé ce qui dépendait d'eux; ils n'ont pas à freiner l'enquête.

Changeons de décor, mais en observant la même semaine. Ce n'est pas du tout un sentiment d'admiration qui emplit le coeur lorsqu'on entend, par médias interposés, les cris de joie après l'exécution de Timothy McVeigh et la condamnation du meurtrier Mario Bastien à vingt-cinq ans de détention. Bien sûr, les deux condamnés ont pleinement mérité la réprobation populaire. On aimerait quand même que l'instinct de la vengeance occupe moins de place dans l'appréciation de la peine. On aimerait aussi que les médias prennent conscience de ce qu'ils font quand ils poussent cet instinct au point d'ébullition. On aimerait enfin que la justice ne soit pas mesurée selon la joie que la sanction fait naître chez les victimes et leurs proches. On comprend que le pardon soit presque contre nature face aux morts causées par un terroriste ou un meurtrier pédophile, mais la société n'en demande pas tant. Elle veut simplement que la justice soit mise à l'abri des instincts vengeurs, y compris de ceux des victimes et de leurs proches.

La justice n'est crédible et civilisée que si elle relève d'une tierce partie, que si elle exprime le jugement d'une personne neutre. Jamais la justice ne sera la justice tant qu'on demandera à la mère d'un enfant torturé et assassiné si la peine imposée au meurtrier lui paraît suffisante. Car jamais une sentence ne paraîtra suffisamment lourde aux yeux de la famille; car jamais la justice ne s'acquittera de son devoir si elle se laisse bousculer par les pressions forcément démesurées des victimes et de leurs proches. Les pleurs de joie devant la mort de McVeigh ou la condamnation de Bastien n'honorent pas ceux qui les versent; ils déshonorent ceux qui se complaisent à les provoquer pour les mieux photographier et enregistrer. Pauvre journalisme que celui qui alourdit la menace que, depuis toujours, la vengeance fait planer sur la justice.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010618.html

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