Dixit Laurent Laplante, édition du 19 juillet 2001

Le devoir de connaissance
par Laurent Laplante

Le hasard a voulu que je lise ce livre de Madeleine Gagnon au moment où ce qu'on appelle l'actualité me proposait plutôt de m'intéresser à la conférence de Bonn sur les gaz à effet de serre, à l'aggravation des tensions au Proche-Orient ou à l'affrontement qui se prépare à Gênes entre les tenants de l'homogénéisation de la planète et ceux qui souhaitent mieux. Si, malgré tout, j'accorde préséance au bouleversant réquisitoire de Madeleine Gagnon, c'est qu'il me paraît englober et éclairer tout cela et bien plus encore. Une phrase qui surgit en fin de parcours synthétise le propos : « Si nous avons le devoir de mémoire de l'horreur nazie, nous avons aussi celui de connaissance des horreurs en cours sur la planète. »

À elle seule, la liste des lieux qu'ont parcourus Madeleine Gagnon et la journaliste Monique Durand lance une onde dévastatrice : Macédoine, Kosovo, Bosnie-Herzégovine, Israël et Palestine, Liban, Pakistan, Sri Lanka. L'esprit critique aidant, on pourrait se dire que ces lieux ne sont pas, loin de là, les seuls qui ont vécu ou qui vivent encore l'horreur de la guerre et que certains des conflits évoqués durent si longtemps qu'ils devraient céder l'antenne et la manchette à du plus inédit. Réaction stupide, car, s'il est indéniable que d'autres tragédies aux dimensions de génocides engrangent bon an mal an de nouvelles centaines de milliers de morts, de torturés, de disparus et de déportés, et s'il est également vrai que certains peuples en sont à leur troisième ou quatrième décennie d'oppression ininterrompue, le plaidoyer de Madeleine Gagnon n'en est que davantage justifié. La Sierra Leone, le Tibet ou le Rwanda ne sont pas ignorés, mais accompagnés.

Car, oui, il faut savoir. Assumer le devoir de connaissance. Avec ce que cela exige de lucidité, de recherche, de résistance à la propagande, de lutte contre les préjugés assimilés depuis la famille et l'école, de cohérence concrète et quotidienne, d'humilité encore capable de surprise et de scandale.

Au départ, Madeleine Gagnon insiste, et il faut la citer longuement, sur l'essence de la guerre : « Quand j'entends, quand je lis certains intellectuels hypermédiatisés de Paris, fils des Lumières du grand siècle orgueilleux - phares de civilisation ! -, je sais que la guerre n'est pas seulement vrillée aux pulsions corporelles dévastatrices. Elle est aussi, et peut-être d'abord, dans la domination arrogante de l'esprit. L'esprit de guerre précède la guerre en acte. L'esprit de guerre commence lorsqu'un projet de société se conçoit modèle pour l'Autre. Quels que soient cet Autre et la culture dont il est issu » (p. 35). Pontifier est déjà agresser et le cénacle intellectuel ne manque pas de pontifes.

Ce coup de scalpel recevra cent confirmations au fil des confidences que recueille Madeleine Gagnon. Cent fois des témoins affirmeront que l'autre peuple n'a pas de culture, que l'autre parle de paix tout en poursuivant l'agression, que l'autre est vénal, corrompu, tortionnaire et violeur. L'Autre aura tous les torts, l'Ailleurs sera toujours trop différent. Chaque fois, la violence sera née en amont du geste violent.

Par un enchaînement prévisible et néanmoins implacable, la violence trouvera donc dans les intransigeances cléricales, bureaucratiques et culturelles un terreau favorable aux guerres qu'elle chérit. Aussitôt qu'un credo affirme l'infériorité de l'Autre, la guerre est en marche. Et comme les credos prolifèrent et prononcent l'anathème, les armes ne chôment jamais. Chaque jour quelqu'un se lève et brandit un texte infaillible ou quelque certitude doctrinale et c'en est fait de l'égalité, de la liberté, de la vérité. Tel code asservit les femmes à la domination des maris, des pères, des frères et des clergés. Tel autre permet à l'argent de multiplier à volonté les personnes morales qui seront tout sauf morales et qui garantiront un anonymat corporatif à toutes les voracités. Le Dow Jones n'est pas moins émasculant que le Coran taliban. La guerre, en effet, fait retentir ses bruits de bottes dès qu'un sexe, une couleur de peau, le son d'une langue ou le choix d'un dieu disqualifie l'Autre. Cela, Madeleine Gagnon l'observe, le met en lumière, le vrille dans nos consciences. Tout en rappelant aux Québécois qu'ils sont, malgré des progrès et les dénégations des médias, encore bien peu renseignés sur l'Ailleurs : « Nous sommes ici si peu informés!  » (p. 294).

Madeleine Gagnon va pourtant au-delà de ce devoir de connaissance ou peut-être, plus justement, inclut-elle dans ce terme autre chose que les faits bruts. Elle parle, en effet, en poète et va ainsi à la racine des regards, des verdicts, des rejets, des haines. Madeleine Gagnon, grâce à la terrible fulgurance de la poésie, rejoint en chacune et en chacun ce qui, obscurément, dort et attend la paix, ce qui, nonobstant les barbelés et les méfiances, apparente tous les humains. En elle, la poète parle comme ne savent pas le faire les cueilleurs de nouvelles. Suis-je en train de rendre ce livre redoutable et inaccessible en le décrivant comme poétique? J'espère que non. Que se rassurent ceux qui préfèrent aux percées poétiques la sécheresse des rapports annuels : Madeleine Gagnon ne propose ici ni rimes ni ellipses, mais elle demeure, ce qu'elle est en tout temps, femme d'incantation, de jaillissement, de puissance verbale. La ponctuation a ici l'intelligence de ne pas se raidir contre le passage véhément de la parole, et les phrases, puisqu'il le faut, s'abstiennent parfois de sujets. Et alors?

Deux réponses succinctes à des questions prévisibles. Madeleine Gagnon, selon les guerres, donne-t-elle raison à un clan ou à un peuple contre l'autre? Oui. Clairement. Mais son alignement la pousse en toutes circonstances vers les opprimés, les plus faibles, les ignorés de l'opinion internationale. Elle ne réagit pas à la lecture de documents plus ou moins blindés, mais à la souffrance, au déracinement, au désespoir.

Deuxième question : Madeleine Gagnon s'abandonne-t-elle à un féminisme aveuglément militant et voit-elle un violeur en chaque mâle? Non. Certes, le viol lui lève le coeur, qu'il soit haine domestique ou stratégie militaire, mais comment lui donner tort? Certes, elle écoute plus souvent les femmes qui déculpabilisent les violées, mais que faire face à des systèmes qui, comme celui d'Israël, se dispensent de tout code civil et s'en remettent aux prescriptions misogynes de textes réputés intangibles?

Quand la conférence de Bonn et le sommet de Gênes démontrent que la pollution et l'esclavage sont toujours florissants, est-ce que cela ne confirme pas que nous incombe, dans ce demi-pays si mal informé, le devoir de connaissance?

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Les femmes et la guerre, Madeleine Gagnon, vlb éditeur, septembre 2000.

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010719.html

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