Dixit Laurent Laplante, édition du 11 octobre 2001

Les divers coûts de la logique impériale
par Laurent Laplante

Ce qui, plus que tout, soulève l'inquiétude dans l'endossement universel que reçoit l'offensive américaine en Afghanistan, c'est qu'il est obtenu à un prix énorme. Pour arracher l'unanimité, les États-Unis ont, en effet, complété le travail de sape qu'ils menaient déjà contre l'ONU. Ils ont substitué les ultimatums militaires et économiques aux arguments qu'aurait pu inspirer la raison. Ils ont déclenché une hystérie dont toutes les démocraties, y compris la leur, sortiront blessées et méfiantes. Avant même que l'on dresse le bilan des morts civiles et que l'on dénombre les réfugiés jetés dans le froid et la faim, le prix exigé par les États-Unis est donc exorbitant. Un pays agressé a le droit de se défendre; les États-Unis n'avaient pas à réagir avec une démesure impériale. On ne transforme pas impunément une traque d'ordre policier en guerre planétaire.

S'il est, en effet, une globalisation dont l'humanité pouvait s'enorgueillir, c'est à l'ONU que nous la devons. Malgré ses lenteurs, l'organisme incarnait une utopie sans laquelle aucune époque ne peut se dire civilisée. L'ONU, c'est la négociation en lieu et place de la force. C'est l'espoir, sans cesse trompé et sans cesse renaissant, de la paix, de l'équité. C'est le lieu où les pays et les peuples brimés peuvent dénoncer les abuseurs et demander le soutien de la communauté internationale. On enseigne aux enfants à utiliser les mots plutôt que les coups; l'ONU s'efforçait de prodiguer aux pays le même enseignement. Leçon apparemment perdue.

L'ONU a longtemps marché à pas lents. Elle vient à peine de ressentir son devoir d'ingérence dans les situations par trop scandaleuses. Cela signifie qu'un nouvel Hitler ne pourrait pas invoquer l'autonomie territoriale et politique pour mettre son racisme hors de portée du blâme international. L'ONU s'ouvre enfin au dialogue avec les ONG et apprend à coexister avec des sommets parallèles qui ne sont pas muselés par la pusillanimité diplomatique ou téléguidés depuis les corridors et les antichambres. À ce stade de son développement, l'ONU a besoin de changements radicaux au sein de son conseil de sécurité et, donc, d'une puissante injection de démocratie. Que, dans une assemblée censément vouée à la démocratie, les vainqueurs de 1945 exercent un droit de veto, voilà qui contrevient allègrement aux règles minimales de la même démocratie. C'est ce supplément de démocratie qu'il fallait souhaiter à l'ONU à l'orée d'un nouveau millénaire, non les ukases américains.

Mais les États-Unis n'ont que faire de l'ONU. Loin de fournir à l'organisme les moyens de ses ambitions, ils l'affament depuis toujours. Loin de laisser l'ONU accéder à une plus grande démocratie, ils veillent, avec la complicité des quatre autres membres permanents du conseil de sécurité ou tout seuls, à toujours court-circuiter l'assemblée générale et à préférer les avantages du veto aux risques démocratiques. Répétons-le, les États-Unis ont raison de se sentir agressés, mais ils ont choisi la mauvaise façon de se défendre, une manière hélas typique de leurs comportements des dernières années. Il y a autant de disproportion entre les drames de New York et de Washington et le bombardement de l'Afghanistan qu'entre les pierres des adolescents palestiniens et le recours israélien aux blindés. La constitution américaine interdit les châtiments excessifs et cruels, mais cela ne s'applique apparemment pas aux citoyens d'ailleurs. Les États-Unis, qui prêchent la démocratie et invitent à la retenue, bafouent le seul forum presque démocratique que notre époque ait inventé et n'acceptent aucune contrainte, pas même celle de leur propre table des lois.

L'empire américain, en effet, décide seul. Il ne délibère pas avec le reste de l'humanité. Il place alliés, adversaires et non-alignés devant le fait accompli. Il choisit selon ses intérêts les gouvernements de pays étrangers. Il les soutient le temps qui lui plaît et les rejette au moment de son choix. Il répare ses imprudences en en commettant de nouvelles. L'empire, en somme, se conduit comme un empire. Le problème, c'est qu'il s'autoproclame premier défenseur de la démocratie.

Un pouvoir américain minimalement cohérent dans sa défense de la démocratie se sentirait gêné de pactiser avec la caste royale d'Arabie saoudite ou avec la dictature militaire du Pakistan. Un tel pouvoir répugnerait à encenser aujourd'hui les comportements russes qu'il dénonçait hier à propos de la Tchétchénie. Surtout, un pouvoir américain imprégné de démocratie n'éprouverait pas le besoin d'acheter les appuis, d'intimider les réticents, d'imposer clandestinement des complicités qui leur feraient honte s'ils devaient les justifier devant l'ONU.

Le prix qu'exige l'endossement des excès américains, nous le payons aussi dans nos institutions et nos valeurs. Les États-Unis, en effet, refusent de traiter les attentats de New York et de Washington comme des crimes contre l'humanité. C'est pourtant ce que sont ces attentats. Les considérer comme tels signifierait qu'on en fait la preuve, qu'on en débusque les auteurs et qu'on les fait comparaître devant un tribunal international neutre et crédible. Tel est le processus souhaitable dans la sanction du crime. Cela, l'empire ne l'accepte pas. Il convertit en acte de guerre ce qui est un crime contre l'humanité et il tire un maximum de corollaires de cette manipulation des mots. En temps de guerre, il est facile de suspendre les droits fondamentaux, comme l'a démontré notre propre crise d'octobre. La guerre facilite aussi la suspension des impératifs économiques : l'argent qui faisait défaut surabonde tout à coup et l'impensable déficit redevient acceptable. La guerre autorise aussi, au nom de l'unité de commandement, le nivellement des différences culturelles, langue comprise. L'Armée canadienne en a longuement fait la démonstration. La guerre fait aussi émerger des tréfonds de l'âme les instincts les plus punitifs. On frémit quand Gallup révèle qu'à l'heure actuelle la moitié des Américains sont d'accord pour torturer les terroristes qu'on veut faire parler. Le secret, qu'un procès pour crimes de guerre battrait en brèche, constitue un autre fruit empoisonné de la guerre et il suffit d'entendre le président Bush pour voir ce qu'une démocratie modèle (?) fait de la transparence quand elle peut se donner la guerre comme alibi.

L'affolement obtenu par la propagande guerrière sous laquelle on nous engloutit est mauvais conseiller. Il faudrait, dit cette hystérie, que le Canada et les États-Unis fusionnent leurs listes de pays soumis à la contrainte des visas, Or, les États-Unis exigent des visas de soixante pays et le Canada de vingt-neuf. Si le Canada commence à se méfier d'une trentaine de pays qu'il traite présentement avec amitié, on peut présumer que ces pays nous traiteront de façon analogue. L'empire américain nous aura contaminé de la méfiance qui est trop souvent le réflexe impérial à l'égard des autres cultures. Cette méfiance, la décision américaine en faveur de la guerre la répand chez nous : il aura suffi qu'un bacille découvert par Pasteur se manifeste en Floride pour que Montréal s'enfièvre et redoute des attaques bactériologiques. Pourtant, le terrorisme n'a pas de motifs de s'en prendre au Canada, à moins, il est vrai, que le Canada s'identifie de façon trop servile aux politiques américaines. C'est ce qu'il a fait à propos du protocole de Kyoto et lors de la conférence sur le racisme.

Tel est le tribu écrasant que l'empire américain exige : la mise au rancart du forum qu'est l'ONU, la remise en question de la présomption d'innocence, des relations internationales définies selon les préférences économiques et culturelles de Washington, le renversement des priorités gouvernementales, l'accroissement des dépenses reliées à la défense et à la surveillance des frontières, l'intégration à nos vies d'une hystérie débilitante, la guerre plutôt qu'une traque internationale... Décidément, la démocratie a bon dos.

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