Dixit Laurent Laplante, édition du 5 novembre 2001

Patriotisme ou monarchie?
par Laurent Laplante

À mesure que le temps passe et que les sondages de l'opinion américaine surviennent à plus forte distance des tragédies du 11 septembre, un étrange paradoxe marque les chiffres. Même si elle a très légèrement fléchi, la cote d'approbation du président Bush se maintient à haute altitude, tandis que le reste des résultats montre un affaissement notable des espoirs de victoire rapide et de sécurité parfaite. Comme si le public américain perdait graduellement ses illusions, mais se faisait un devoir patriotique de toujours faire bloc derrière le chef de la nation. Si telle est la lecture correcte de ces sondages, le patriotisme américain appartient à l'univers de la monarchie plus qu'à celui de la démocratie.

Que les présomptions simplistes soient en train de refluer, cela saute aux yeux. Seulement un quart des personnes interrogées croient que l'on parviendra à capturer ou à tuer ben Laden, alors que 40 pour cent d'entre elles estimaient ce résultat possible trois semaines plus tôt. De même, ils ne sont plus que 18 pour cent, contre 35 pour cent fin septembre, ceux qui jugent leur gouvernement capable de les protéger. Plus de la moitié, emportés par un certain fatalisme, s'attendent à de nouveaux assauts extrémistes ; cette proportion dépasse nettement celle qu'avait dégagée la même question il y a un mois. La majorité des personnes interrogées ont renoncé à l'espoir d'un écrasement rapide du régime taliban et prévoient que les bombardements dureront au moins un an. Rien dans tout cela ne sent l'optimisme. Tout, au contraire, manifeste la montée du doute.

Mais ce doute n'envahit pas tous les secteurs avec la même force. Au contraire, la détermination américaine ne fléchit nullement à propos des bombardements. On les juge nécessaires et on presse le président Bush de les poursuivre le temps qu'il faudra. Plus étonnant peut-être, on accepte d'un coeur vaillant l'hypothèse que des milliers de soldats américains puissent payer de leurs vies la victoire finale. Cela faisait si peu partie des perspectives américaines lors du conflit en Somalie qu'il avait suffi de quelques images de cadavres de GI pour que les États-Unis se retirent. On semble revenir à l'attitude qui prévalait au temps où John Kennedy immolait une cinquantaine de milliers de soldats américains dans la sottise vietnamienne sans encourir vraiment la réprobation méritée. D'un côté, l'opinion mesure mieux ce qui l'attend ; de l'autre, elle répond avec une quasi unanimité à l'appel aux armes.

Tout cela peut faire monter un encens capiteux aux narines des dirigeants américains. N'est-ce pas là, en effet, une situation idéale? N'ont-ils pas rangé derrière eux une nation aussi héroïque que celle à qui Churchill promettait brutalement sueur, pleurs et sang et qui, pourtant, lui emboîtait le pas? En un sens, oui. C'est d'ailleurs, à l'échelle de l'histoire et des nations, ce qui fait la force des États-Unis : face au défi, le pays puise dans la certitude de son destin évident (manifest destiny) de quoi vaincre tous les obstacles. Les jeunes générations, qui ne connaissent du conflit de 1939-1945 que son versant européen (et encore), mesurent mal ce que coûta aux soldats américains la reconquête têtue et héroïque des îles du Pacifique. Des noms comme Bataan, Corregidor, Bornéo sont pourtant d'éloquents rappels de ce qui fut une guerre terriblement sanglante et dont les Américains firent les frais. Ne croyons pas que les Américains ont toujours refusé de payer le prix du sang.

Cela dit, d'énormes différences séparent 1939 de la présente situation. En premier lieu, l'ennemi. En second lieu, la relation avec l'ennemi.

Au cours des années qui ont précédé l'invasion de la Pologne, plusieurs pays européens ont tenté de se convaincre qu'on pouvait, selon l'expression consacrée, « apaiser » Hitler. On hésitait à voir en lui un ennemi. Quand les masques tombèrent enfin, l'opinion savait déjà, à ses dépens d'ailleurs, qui était l'ennemi et qu'il serait difficile à abattre. Quand les dirigeants politiques abandonnèrent leur attitude tolérante, peut-être même leur naïveté, personne ne les accusa d'avoir tardé à condamner le nazisme parce qu'ils pactisaient avec lui. Ils avaient été crédules, mais pas coupables de traïtrise. Naïveté ne coïncidait pas avec connivence.

Il en va autrement aujourd'hui. Ce qui laisse songeur et même inquiet dans l'aval massif que donnent les Américains à leurs gouvernants, c'est, d'une part, que les dirigeants politiques et militaires ne parviennent pas à identifier clairement les adversaires et c'est, d'autre part, que le flou persiste quant au terrorisme et quant à la possibilité d'établir une ligne de démarcation entre lui et les marginalités légitimes. Il est même difficile de séparer le terrorisme de ceux qui prétendent le combattre. D'une part, on bombarde un pays au motif qu'il abrite un présumé criminel; d'autre part, on n'explique pas pourquoi l'ennemi d'aujourd'hui était hier un désirable allié, pas plus qu'on ne justifie les différences de traitement entre le sort infligé à l'Afghanistan et les faveurs octroyées à des régimes malheureusement comparables. L'ennemi n'est pas nettement identifié et les principes qui incitent à le combattre n'expliquent pas pourquoi cet ennemi mérite les bombes et ses comparses l'affection occidentale. Bush est approuvé alors qu'il pointe le doigt vers le brouillard, alors qu'il satanise d'anciens alliés et alors qu'il choisit des fripouilles comme éventuels remplaçants des ignobles taliban.

Churchill lançait son appel dans un tout autre contexte. Le nazisme avait un chef, une armée, un détestable programme, des visées aussi nettes que meurtrières. Au lendemain de Pearl Harbor, tous, aux États-Unis et à travers le monde, savaient que l'attaque portait la signature nippone. C'est une première différence entre hier et aujourd'hui. Les pays attaqués ou menacés par l'expansionnisme allemand et nippon montaient au front sans s'inquiéter des squelettes que l'on pourrait exhumer quant à leurs connivences passées avec Berlin ou Tokyo. C'est une deuxième différence. Churchill demandait donc à sa nation de se lever contre un ennemi dûment identifié et auquel on avait peut-être montré parfois un visage trop tolérant, mais avec lequel on n'avait jamais pactisé. Bush lance ses bombardements sans étaler publiquement les preuves de la culpabilité de ben Laden, sans donner du terrorisme une définition précise et circonscrite, sans justifier la complicité actuelle avec les régimes honnis hier. Le Hitler de M. Bush n'a jamais revendiqué les crimes dont on l'accuse, les taliban étaient encore tolérables au moment où ils se contentaient (!) de mépriser les femmes et la culture, les pays qu'on gave en raison de leur soutien à la démocratie sont aussi militarisés et corrompus qu'au moment où on sanctionnait leurs errances.

Autrement dit, le président Bush demande et obtient dans l'équivoque un soutien populaire que Churchill sollicitait dans la clarté. Churchill traitait son peuple selon les règles de la démocratie, tandis que Bush demande l'acte de foi. Les Britanniques savaient qui était l'ennemi et ils le combattaient sans avoir à se demander si le Führer dénoncé n'était pas un discret associé des banques de la City; les Américains s'alignent derrière leur président sans savoir si ben Laden est toujours l'homme à abattre, si les taliban méritent les bombes seulement parce qu'ils ont accueilli ben Laden, si l'offensive contre l'Afghanistan ne sert pas d'alibi à la crise économique provoquée par les délires de l'OMC, si le pétrole n'est pas le critère qui départage le vice et la vertu, si...

L'Angleterre de Churchill relevait un défi démocratique. Les États-Unis de Bush répondent-ils par un acte de foi à l'appel vengeur d'une économie ébranlée? Les sondages américains témoignent-ils du courage américain ou de la propension de la démocratie américaine à suivre aveuglément son monarque?

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20011105.html

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