Dixit Laurent Laplante, édition du 15 novembre 2001

Des conseils dont on se passerait
par Laurent Laplante

Un groupe qui porte le nom prometteur et pompeux de Council for Canadian Security in the 21st Century vient de formuler des suggestions pour notre bien à tous. Présenté comme l'oeuvre d'universitaires de Calgary, le plaidoyer est d'un tel simplisme et biaise si systématiquement l'analyse de la situation internationale qu'il nous accule à une alternative : ou ce rapport a été concocté à la demande de dirigeants politiques appartenant à la tribu canado-américaine des Faucons, ou il doit tout à une lubie qu'on préférerait ne plus trouver à l'état pur dans les milieux de l'enseignement et de la recherche universitaires. Dans les deux cas, il convient de suivre le document jusqu'à ce que l'assurance nous soit fournie qu'il est détruit.

Des auteurs, on sait que deux, David Berecuson et Jack Granatstein, sont historiens. À la lecture de leur prose, on se demande quelle lointaine Sirius abrite l'université qui les a pourvus d'un diplôme. Selon ces historiens, en effet, il est urgent que le Canada prenne ses distances face à l'ONU et qu'il renforce ses liens avec les États-Unis et avec l'OTAN. Il y va, nous dit-on, de notre sécurité. Il y a va aussi, insistent-ils, de la paix de notre conscience. Car l'ONU, par sa myopie et ses multiples lâchetés, porte une responsabilité dans les divers génocides du dernier demi-siècle. Nous, peuple cohérent et moral entre tous, n'avons donc d'autre choix éthique et rigoureux que celui d'un reniement déchirant de nos erreurs passées et d'un voisinage plus intime avec des voisins qui, eux, comprendront vite notre désir d'équité et notre besoin de sécurité. « L'ONU est morte, vive Washington! »

Comme par hasard, ces inepties voient le jour au moment où il devient manifeste que les États-Unis s'apprêtent à donner de nouvelles preuves du mépris intense dans lequel ils tiennent l'ONU. Quand ils auront retiré au régime taliban son statut de principale force politique afghane et que s'enclenchera un nouveau cycle d'affrontements entre un maquis taliban et les diverses ethnies qui composent le reste du décor, ils se féliciteront du résultat obtenu, quitteront une capitale et un pays dévastés et s'en remettront à l'ONU du soin de réparer de son mieux les pots cassés. À eux l'écrasement, à elle la reconstruction. Une fois de plus, les apprentis-sorciers se voileront la face devant des conséquences de maléfices qui leur sont pourtant imputables.

Dans ce désastre annoncé, nos chercheurs (?) verront sans doute une nouvelle preuve de l'incurie de l'ONU et des vertus de la pax americana. Quand un régime corrompu remplacera un régime au fanatisme répugnant et que Washington criera victoire, notre très fiable Council for Canadian Security verra dans les milliers de morts afghanes un argument de plus en faveur d'un ralliement canadien au militarisme américain. Les corps policiers auront acquis des pouvoirs dont ils n'ont pas besoin, la collectivité aura pris l'habitude de la peur et se sera initiée aux plaisirs du soupçon. Quels progrès!

On se montrera meilleur lecteur de l'histoire si l'on déplore l'impuissance de l'ONU, mais en en cherchant l'explication dans le comportement des États-Unis à son égard. Il est vrai que l'ONU n'a pas empêché les campagnes d'épuration ethnique dans les Balkans ni le génocide perpétré au Rwanda, mais à qui la faute? Qui, sinon les États-Unis, interdisaient aux casques bleus d'intervenir? Qui, sinon les États-Unis, ont systématiquement refusé de verser à l'ONU les cotisations dues et ont ainsi privé l'ONU de s'acquitter convenablement de sa mission pacificatrice? Blâmer l'ONU à cause des péchés américains, c'est une assez bizarre lecture de l'histoire.

Le Council for Canadian Security, en plus d'analyser le passé à travers les distorsions du prisme américain, propose une assez honteuse orientation de notre avenir. Au lieu de comprendre que la solidarité avec les pays les plus démunis constitue la seule avenue conduisant à l'équité et à la paix, il presse les Canadiens de pactiser de plus près encore avec les grands prédateurs et de se mettre ensuite à l'abri sous le bouclier de la puissance impériale. Dans un monde où s'exaltent puissamment les réclamations rageuses d'équité et de justice sociale, certains s'entêtent imprudemment à ne pas tempérer leur voracité. Apparemment, ils envisagent de toujours vivre derrière des clôtures électrifiées et couronnées de tessons de bouteilles, entourés de molosses et de gardes armés. Et l'on suggère au Canada non pas de s'engager dans la voie du partage, mais de demander piteusement un petit coin derrière le mur de la honte.

Ce ne sont pas de tels conseils qui vont réveiller dans ce pays l'attrait des valeurs dignes de ce nom. Tous ceux et toutes celles qui ont vu Titanic ont éprouvé un sentiment de colère et d'indignation en voyant un gaillard à l'égoïsme flamboyant occuper dans une chaloupe de sauvetage la place due à une femme ou à un enfant. Le réflexe des spectateurs était sain. Mais si le Canada se faufile égoïstement dans l'enceinte sécuritaire et abandonne les pays pauvres à leur dénuement, ne devient-il pas l'émule du personnage honni par tous les publics de Titanic?

La sécurité, certes, fait partie des soucis légitimes. Aucune vie n'est vivable si elle ne comporte pas l'accès à une existence raisonnablement paisible. On se trompe cependant si on compte principalement sur les armes pour obtenir cette sécurité. On se trompe plus lourdement encore si on s'attend à ce que des millions d'êtres privés de tout acceptent de croupir dans la pauvreté pendant que nous nous gavons et qu'ils toléreront indéfiniment de nous voir accaparer toutes les chaloupes de sauvetage. Les fanatismes sont assurément un fléau, mais le recours à une sécurité simpliste et blindée constitue lui aussi un fanatisme. En plus d'incarner une assez vilaine affirmation de supériorité ethnique.

Le Council for Canadian Security déforme le passé et propose comme avenir idéal l'égoïsme et la tricherie qui répugnaient dans Titanic. Peut-on lui demander de se prêter à un nouveau visionnement?

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20011115.html

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