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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 11 février 2002

La médaille d'or des dépenses guerrières

Même si, là comme ailleurs, la masse financière a son importance, ce n'est pas la taille qui frappe le plus dans le budget militaire que le président Bush envisage pour les prochaines années. C'est son côté hargneux et furieusement idéologique. L'accroissement d'un budget militaire déjà démesuré ne sera jamais un sujet de réjouissances, mais le ton adopté et les sophismes alignés pour justifier le geste font davantage encore pour plonger la planète dans l'inquiétude. À cela s'ajoute le fait, terrifiant lui aussi, que le public américain se réjouit d'obtenir la médaille d'or des dépenses guerrières et voit d'un bon oeil la liquidation de l'État de droit.

Au départ, il y a malentendu. Les attentats du 11 septembre ont certes secoué toutes les consciences, mais ils sont rapidement devenus un prétexte, un moyen, un alibi. Face à un crime contre l'humanité, on a déclaré la guerre et on l'a d'emblée conçue comme éternelle. La réaction a été celle d'un pays blessé dans son orgueil et répliquant comme il était courant de le faire avant que s'améliorent quelque peu les moeurs internationales. Légitime défense, a-t-on dit, avec d'ailleurs une certaine justesse. Mais encore aurait-il fallu, pour conserver sa légitimité à la légitime défense, préciser avec rigueur l'identité de l'agresseur, de manière à ce que la réplique ne frappe pas un innocent. Il aurait également été préférable qu'une adéquation soit nettement établie entre le diagnostic et la thérapie : si l'agresseur agit sans se confiner à un seul territoire, la légitime défense aurait gagné à dépendre d'une autorité transnationale. Si le Mal transgresse les frontières, doit-on en déduire que le Bien doit adopter le style du rouleau compresseur. On sait à quel point on se passa de l'identité de l'agresseur et avec quelle prétendue bonne conscience le Bien a commencé à tirer sur les badauds.

Depuis maintenant cinq mois et toujours au nom de la légitime défense, la plus puissante armée du monde a transformé l'humanité entière en ennemi potentiel et la traite en conséquence. La légitime défense a convaincu l'agressé qu'il pouvait tout faire, y compris modifier en profondeur et de façon systémique la vie de tous les humains. L'information libre et diversifiée a cessé de constituer la norme; les renseignements sont rationnés et biaisés sous prétexte que l'ennemi est partout. Les chefs des démocraties se font des confidences dont les citoyens ignorent tout et qu'on astreint ainsi à l'acte de foi des temps barbares. La présomption d'innocence est jetée aux orties, non seulement à l'intérieur des frontières américaines, mais dans tous les pays que les États-Unis peuvent contraindre. Et tous sont contraignables. Des renseignements de nature privée sont requis des transporteurs aériens, versés dans les fichiers policiers et mis à la disposition des services américains qui les revendront à American Express ou à Enron si le coeur leur en dit. Que la législation d'un État interdise le croisement des fichiers n'importe plus. Les ententes internationales définissant les droits des prisonniers et même les droits universels et fondamentaux sont ignorées et réinterprétées à la baisse par le pouvoir exécutif américain. À défaut de sévir contre ben Laden et Omar, la légitime défense a déjà fait bon nombre de victimes. Et elle se donne les moyens d'en abattre d'autres.

Dans cette perspective, le budget militaire que réclame le président Bush prend l'allure d'une déclaration de guerre non pas contre un terrorisme qu'on ne parvient pas à circonscrire, mais contre une certaine conception de la vie en société. Un budget aussi colossal creuse si profondément le fossé entre les États-Unis et les autres pays du monde au chapitre de la force pure que s'établit de façon structurelle une inégalité entre les peuples. L'armement américain sera tel que personne d'autre ne pourra sérieusement se dire armé. Les dépenses militaires seront telles que, même à l'échelle américaine, la lutte à la pauvreté ne recevra jamais son dû. L'industrie militaire des États-Unis se modifiera et innovera à un tel rythme qu'elle devra constamment vendre ses armes obsolètes aux pays pauvres ou détenteurs de richesses naturelles. En accélérant le développement de techniques guerrières plus économes en vies américaines, le budget Bush rendra intrinsèquement inégaux les coûts humains de la guerre : c'est seulement dans les autres pays que les mères coutinueront à pleurer leurs morts. Ce n'est pas surtout l'ampleur démentielle de ce budget qui inquiète, c'est la philosophie dont il est le vecteur.

On se tromperait pourtant en imputant toute la responsabilité à l'administration Bush. Tant que se maintiendra à plus de 80 pour 100 la cote de popularité du président américain, on devra considérer la division du monde en humanités inégales comme voulue par le pays tout entier. Voulue par besoin de sécurité? Peut-être, mais voulue quand même. Voulue parce qu'on n'obtient pas l'information qui permettrait les comparaisons et le doute? Peut-être, mais voulue quand même. Bien peu d'Américains pourront dire dans dix ans : « C'était évidemment une erreur, mais j'étais personnellement opposé à ce dérapage... »

Mesurons quand même notre propre myopie. Il y a, en effet, quelque chose d'ironique à voir un certain public s'enthousiasmer, à dix jours de distance, à propos d'événements aussi différents et même opposés que le sommet social de Porto Alegre et les jeux de Salt Lake City. Une semaine à dénoncer la mondialisation, deux semaines à applaudir la mondialisation du spectacle sportif. Une semaine à louer la participation, la diversité culturelle; deux semaines à s'extasier devant la vitrine où l'hémisphère nord offre à la consommation le spectacle que lui a concocté un club privé. Une semaine à assurer les pauvres d'un soutien indéfectible et à vanter les mérites de la solidarité internationale; deux semaines à compter les médailles chauvines et à pleurer à l'écoute des hymnes nationaux. Une semaine à dénoncer les conglomérats transnationaux; deux semaines à espérer que les records et les médailles n'en doivent pas trop aux progrès de la recherche pharmaceutique qu'on dénonçait dix jours plus tôt. Une semaine à goûter l'universelle fraternité; deux semaines à ne pas voir que le symbole olympique compte au moins un anneau de trop quand s'offrent les jeux d'hiver.

Quand aucune lucidité n'invite à relier la mondialisation d'une semaine et celle de la suivante, ne blâmons pas trop les Américains d'approuver tout ce que fait le président Bush. Le CIO est l'une des pires transnationales qu'on puisse concevoir et elle professe pour la transparence et la moralité un respect comparable à celui dont Enron s'est montré coûteusement capable; nous demeurons pourtant incapables, hypnotisés par le spectacle, de voir que le mouvement olympique bafoue les souverainetés nationales, ne rend aucun compte démocratique, impose ses choix athlétiques à la planète. Peut-être ressemblons-nous aux Américains qui applaudissent au spectacle que leur offre leur président sans s'interroger sur la vie qu'il impose.

RÉFÉRENCES :

President announces details of wartime defense budget, U.S. Department of Defense, 4 février 2002.
Loi sur l'aéronautique, Règlement sur les renseignements exigés par des États étrangers, Gazette du Canada, 30 janvier 2002

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