Dixit Laurent Laplante, édition du 18 février 2002

D'une génération à l'autre
par Laurent Laplante

Commençons par lire ce courriel reçu le 12 février.

Bonjour M. Laplante,

Je vous écris ce courriel pour vous dire à quel point j'apprécie vos Carnets de chasse à Radio-Canada. Entendre ces petites, mais cruciales, vérités trop souvent ignorées par les médias, c'est pour moi un bonheur immense.

Je suis un jeune de 22 ans qui découvre depuis quelques mois à quel point nous vivons dans un monde vraiment absurde. Depuis le Sommet des Amériques et celui de Gênes, je suis passé de la prise de conscience à la révolte. Pourquoi le peuple tolère-t-il que leur monde soit spolié par une petite élite possédante et méprisante? Comment en sommes-nous arrivés là? Mai 68 et cette fameuse génération qui aurait supposément fait toutes les révolutions n'ont donc fait qu'aggraver la situation politique et économique? Je n'arrive pas à comprendre comment un tel état de chose peut perdurer encore. Nous devons vraiment n'être qu'un énorme troupeau de moutons ou un banc de poissons. Comme l'a dit Mark Twain : « On l'a échappé belle, si le mouton avait été créé avant l'homme, l'homme n'aurait été qu'un plagiat. » Le monde a-t-il si peu changé depuis ce temps? Dans son livre Les Démons, Dostoïevski fait dire au redoutable révolutionnaire Chigaliov : « Partant de la liberté illimitée, j'aboutis au despotisme illimité... Un dixième obtient la liberté individuelle et les droits illimités sur les neuf autres dixièmes. Ceux-ci doivent perdre leur individualité et devenir une sorte de troupeau et, par une obéissance absolue, parvenir, par une série de transformations, à l'innocence primitive, quelque chose comme le paradis primitif, quoiqu'ils doivent cependant travailler. » Ce révolutionnaire n'était donc pas si démoniaque! Cent trente ans plus tard, le monde est pratiquement comme il en rêvait.

J'ai découvert il y a quelques semaines, les écrits de Noam Chomsky. Quelle merveille! Mais la même question me revient toujours en tête : comment un tel abrutissement social a-t-il pu atteindre un tel paroxysme. Et quand cette élite malfaisante sera-t-elle remise à sa place? Comme vous pouvez voir, je me pose beaucoup de questions. Malheureusement, les réponses se font rares. Trop rares! Je me dis que le monde ne peut plus continuer à cheminer (ou plutôt courir...) dans cette direction pour très longtemps. Je l'espère à tout le moins... Sinon, qu'arrivera-t-il aux prochaines générations? Nous n'avons pas le droit de transmettre un tel monde à nos enfants! Je me rassure en me disant que je vivrai peut-être ce revirement de situation. D'une certaine manière, je suis en train d'en faire un des buts de ma vie. Participer à cette « révolution » que ma génération devra faire. En espérant qu'elle sera plus efficace que celles des baby-boomers...

Si vous pouvez et voulez répondre à mes questions, j'en serais bien heureux. Il y a tellement peu de sources d'info non biaisée au Canada que j'accorde beaucoup d'importance à vos chroniques.

Merci beaucoup.

O.R.

Tentons maintenant de réagir.

1. Les 45 ans qui nous séparent, ce jeune homme et moi, m'induisent probablement en tentation de paternalisme. Je vais y résister de mon mieux, sans garantie de réussir.

2. J'admire une personne capable de dire qu'elle « découvre depuis quelques mois... » La capacité d'étonnement, en plus d'être signe d'humilité, contient la promesse d'un constant renouvellement. Sans elle, la vie n'est que répétition.

3. On aura noté, comme moi, la clarté de l'écriture. Qu'on est loin, Dieu en soit loué s'il existe, des textes grossiers de tel chroniqueur englué dans sa démagogie et du français non pas châtié, mais puni (la distinction est de Vigneault) qui sévit à proximité de tant de micros professionnels.

4. La lecture (Twain, Chomsky, Dostoïevski...) demeure visiblement, quoi qu'en disent les désabusés, une activité que respectent et pratiquent beaucoup de jeunes, beaucoup de moins jeunes aussi. J'aime la diversité des sources qui se manifeste dans ce courriel. Qu'on sache l'éternité de Dostoïevski et l'actualité de Chomsky, voilà non pas un équilibre, ce qui n'est pas nécessairement un idéal, mais une liberté précieuse face aux impératifs des modes et de la pensée immédiate. Dans le cas de Chomsky, j'espère qu'il finira par convaincre les éthérés qui régissent l'éducation au Québec de la nécessité d'initier les futurs citoyens à l'analyse critique des médias. Sur ce terrain, le Canada anglais a plusieurs longueurs d'avance.

5. Rapprochons-nous des questions de fond. Vivons-nous dans un monde absurde? Au sens que Camus donne à ce terme, cela ne fait pas de doute à mes yeux. D'un côté, la nostalgie humaine; de l'autre, un monde d'une surdité granitique. L'absurde, dit Camus, naît de ce face-à-face. Monde absurde parce que le bien de tous « est spolié par une petite élite possédante et méprisante »? C'est autre chose. Il s'agit d'une injustice scandaleuse et révocable plus que d'une absurdité sans rémission. La condition humaine, parce que limitée dans le temps, sera toujours absurde; l'injustice nous laisse au moins la possibilité de lutter pour la faire reculer.

6. Les disparités entre le dixième qui obtient « la liberté individuelle et les droits illimités » et les neuf autres dixièmes ont-elles les promesses de la vie éternelle? Sont-elles aussi inamovibles que si elles faisaient partie de l'absurdité du monde? Je suis assez utopiste pour croire que non. Mon utopie est de celle qui ne s'accomplit jamais en plénitude, mais qui peut orienter chaque pas. Comme la boussole qui indique un pôle lointain auquel on n'accédera jamais, mais qui place chaque pas dans la bonne direction. Autant est vain l'espoir de rendre le monde moins absurde, autant il est sain de le vouloir plus équitable.

7. Est-il vrai que « le monde ne peut plus continuer à cheminer (ou plutôt courir...) dans cette direction pour très longtemps »? Je n'en jurerais pas. D'une part, parce que la complexité du monde est désormais telle qu'on peut aujourd'hui, ne serait-ce qu'en gérant de manière unidimensionnelle la caisse de retraite d'un syndicat, faire crever distraitement un groupe de campesinos à l'autre bout du monde. Cela rend le pouvoir myope et inhumain, y compris celui des grands prédateurs, mais aussi celui de chaque consommateur. D'autre part, beaucoup s'accommodent du confort offert par le système. Dès lors, si les spoliateurs ne voient pas leurs spoliations et si les asservis acceptent dans l'allégresse d'être contrôlés jusque dans leur pensée, l'injustice peut durer. La dernière phrase du 1984 d'Orwell est éloquente : IL AIMAIT BIG BROTHER.

8. La révolution à laquelle entend participer mon correspondant sera-t-elle « plus efficace que celles des baby-boomers »? Ma génération sera disparue avant que l'histoire puisse porter jugement. Ma propre cohorte a entrepris sa course avant que déferlent les deux vagues (car il y en a eu deux) de baby-boomers et elle a apprécié, parfois en regrettant sa propre pusillanimité, plusieurs des changements effectués par les arrivants. Pas plus que François Ricard (La Génération lyrique), je ne suis donc tenté de jeter la pierre aux baby-boomers. Ricard, d'ailleurs, n'a pas recouru une seule fois à cette expression. Comme lui, je pense que les baby-boomers, surtout ceux de la première vague, ont été servis par leur nombre plus qu'emportés par leur égoïsme.

9. Quel est le rapport entre le nombre des baby-boomers et les ratages de la société qu'ils ont contribué à construire? Celui-ci : la force du nombre était telle que le doute a été évacué de la société au bénéfice de la structurite. Trop nombreux pour douter, les baby-boomers se sont habitués à tout miser sur les réformes de structures. Changer les mentalités aurait requis trop de temps, alors que, croyait-on, un nouvel organigramme guérirait tout. Le changement des structures présentait l'avantage supplémentaire, apprécié par les baby-boomers comme par tous les humains de notre temps, de dispenser chacun de sa révolution personnelle; on s'en remettait à elle. Avec le temps, le fossé s'est élargi entre les problèmes et les solutions, mais on ne pouvait s'en apercevoir puisque le doute avait été vaincu. On vivait et on vit encore la possession tranquille de la vérité. À preuve, le problème de moralité publique auquel on réplique par une loi qui prétend encadrer les démarcheurs. S'il est vrai que douter est le commencement de la sagesse, les certitudes blindées de nos politiques d'aujourd'hui nous promettent une éternité d'inadéquation. Les baby-boomers ne sont pas seuls en cause.

10. La prochaine génération fera-t-elle mieux? Oui, si elle consent au doute déchirant et fécond. Oui, si elle voue ses énergies au façonnement d'une meilleure humanité au lieu de parier sur les structures.

S'agit-il de réponses? Je n'en suis pas certain. Ce n'est d'ailleurs pas important. Je remercie celui qui a jeté cette passerelle entre deux (trois?) générations.

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020218.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2001 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.