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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 25 février 2002

Le Canada face au double défi de Kyoto

Dans un geste parfaitement dépourvu d'élégance, certains premiers ministres des provinces canadiennes-anglaises ont profité d'un voyage de M. Chrétien à Moscou pour l'inciter publiquement à abandonner le protocole de Kyoto. Comme façon de rappeler lourdement aux interlocuteurs russes que le Canada demeure en toutes choses lié aux États-Unis, on pouvait difficilement faire pire. Ce n'était pourtant qu'un épisode dans l'offensive que mènent ces provinces contre un protocole indispensable et urgent. Au point qu'on peut craindre que le gouvernement central recule devant ces assauts et que le Canada assume le triste honneur d'être l'ultime fossoyeur du protocole. Après avoir vanté les mérites de Rio, de Kyoto et de Porto Alegre, nos gouvernants démontreraient qu'il ne fallait surtout pas les croire convertis à la lucidité et à la solidarité.

Du côté américain, l'heure est à la manipulation de l'opinion. Certes, en faisant savoir que la signature américaine apposée au protocole de Kyoto ne débouchera pas sur le corollaire logique et décent que serait une ratification, le président Bush ne cause aucune surprise. Il demeure fidèle à son biais propétrolier et campe sur une position à laquelle il n'a jamais dérogé. La suite était à peine moins prévisible, même si elle relève du poker dans son versant bluff. En effet, l'administration américaine définit sa politique nationale comme s'il y avait un « vide commercial » et comme si déjà les chrysanthèmes poussaient sur la tombe du protocole de Kyoto. Comme si. Autrement dit, on tente d'accréditer l'impression que tout entêtement dans la défense de ce protocole équivaut à un gaspillage de temps et d'efforts et relève désormais de l'utopie. Le réalisme, claironne-t-on, ce serait de tourner la page. Et pourtant!

La force d'affirmation américaine est telle qu'il faut se secouer pour ne pas en adopter sans examen les préalables. Ce n'est pas vrai, du moins pas encore, que le protocole de Kyoto ne respire plus. Ce n'est pas vrai non plus que sa ratification et sa mise en application sont impossibles sans la contribution américaine. Certes, l'absence des États-Unis, plus grands pollueurs de la planète, rend plus difficile l'atteinte des seuils minima qu'exige la ratification du protocole, mais cela ne rend que plus névralgique l'appui de pays comme le Canada. Dès lors, l'édiction d'une politique américaine ne tenant aucun compte du protocole de Kyoto est non seulement un geste irresponsable, mais aussi une décision prématurée. Rien n'oblige ceux qui, depuis Rio, pressent l'humanité d'assurer la survie de la planète, à baisser les bras et à faire leur deuil du protocole de Kyoto. Encore faut-il se le rappeler et se le dire, au Canada et ailleurs.

Il faudra quand même au Canada plus que son courage (?) habituel pour conserver au protocole de Kyoto ses maigres chances de ratification. Le pays, en effet, indisposera Washington s'il se range avec l'Europe et l'hémisphère sud et s'entête à défendre ce qui survit du protocole initial. Même si le Canada a déjà fait plus que sa part pour édulcorer le protocole, le gouvernement canadien se heurtera également, la preuve en est faite, à l'opposition d'une forte majorité des provinces s'il ratifie le protocole. Ce n'est pas l'appui du Québec à la thèse fédérale qui constituera une consolation suffisante. On aura tôt fait, surtout dans les provinces qui, comme l'Alberta, profitent des ressources énergétiques, d'accuser Ottawa de compromettre les emplois liés à l'industrie gazière et pétrolière et ce que le jargon gestionnaire dénomme la compétitivité canadienne. Le Reform Party trouvera là un nouveau prétexte à démagogie. Ce sera d'autant plus facile que, de fait, la concurrence opposant des entreprises américaines libres de polluer sans contrainte et des entreprises canadiennes astreintes aux règles de Kyoto profitera aux investisseurs d'outre-frontière. Dans ce contexte, le tout nouveau souci de « consultation des provinces » qu'exprime le porte-parole fédéral doit se décrypter non comme un brusque surgissement de la démocratie dans les cogitations du gouvernement Chrétien, mais comme, au mieux, de l'attentisme et, au pire, le commencement d'un recul.

À quoi le gouvernement canadien peut-il et doit-il donc se raccrocher pour maintenir et renforcer son appui au protocole? À rien d'autre que des principes et des valeurs. Autant dire à une argumentation qui pèse généralement bien peu lorsqu'elle entre en collision avec la rentabilité, l'emploi, la capacité concurrentielle.

Le défi est double. Il consiste à porter sur le présent comme sur l'avenir un regard de type grand angulaire, de lire le temps et l'espace de manière large, lucide et équitable. Il s'agit de penser immédiatement de façon planétaire, au point de se préoccuper non pas seulement de l'économie nationale, mais de l'amélioration globale du sort des humains. Et il s'agit de voir suffisamment loin pour ne pas compromettre d'avance la vie offerte à nos descendants.

Ne tenir compte que de la rentabilité de l'industrie canadienne, ce serait nier tout ce qu'affirmait récemment le sommet de Porto Alegre, perpétuer les disparités entre le Nord et le Sud, pactiser avec les riches pollueurs contre des pays peu industrialisés, s'enrichir grâce aux rentes que prodigue l'ampleur de l'environnement canadien. Ce serait veiller à demeurer concurrentiel face aux États-Unis, mais empêcher le tiers monde de devenir concurrentiel lui aussi. Ce serait continuer à boucher l'horizon devant les pays incapables de produire à des coûts comparables aux nôtres. On peut ne pas aimer le vocabulaire à connotation morale, mais ce serait choisir la voie de l'égoïsme plutôt que celle d'une solidarité minimale. Et si on ne comprend que la langue de la peur, ce serait préserver dans les pays pauvres le dénuement et l'humiliation dont le terrorisme a besoin pour s'épanouir.

Ne pas ratifier le protocole de Kyoto, ce serait traiter le temps aussi mal que la géographie et les générations futures aussi mal que les pays pauvres d'aujourd'hui. Déchirer le protocole avant même qu'il naisse, ce serait ne prendre en considération que l'immédiat au lieu d'adopter enfin les principes du développement compatible avec la survie de l'humanité (sustainable development). Ce serait imiter servilement le calcul myope du président Bush qui rejette le protocole de Kyoto en arguant que sa ratification nuirait à l'économie américaine d'aujourd'hui.

Principes et valeurs. Est-ce une langue qui a cours dans les hautes sphères de la politique canadienne? Que nous hésitions tous et toutes avant de répondre à la question par un oui ferme montre bien qu'on ne nous a guère habitués depuis quelque temps à invoquer de tels impondérables. Le moment est quand même propice à l'affirmation d'une spécificité canadienne fondée sur un meilleur partage de la richesse mondiale et sur un plus grand respect des générations futures. D'une part, rien n'oblige le gouvernement de M. Chrétien à redouter les protestations des provinces plus qu'il ne les craint à propos de la santé. Le parti libéral gouverne avec aussi peu d'incertitude qu'une monarchie et n'a pas à craindre le renforcement de l'opposition. D'autre part, ratifier le protocole de Kyoto redonnerait à ce pays quelque chose de l'autonomie et de la fierté qu'il n'a cessé de mettre en berne depuis certains attentats.

RÉFÉRENCES :

Protocole de Kyoto (format PDF)
Global Climate Change Policy Book (Maison-Blanche)
Ersatz Climate Policy (Éditorial du New York Times, inscription requise)
Troisième rapport national du Canada sur les changements climatiques
Le Canada anglais s'éloigne de Kyoto (Le Devoir, Louis-Gilles Francoeur, 16 février 2002)

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