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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 4 mars 2002

Une paix enfin possible?

L'Arabie saoudite intervient dans la crise du Proche-Orient avec, à la main, une branche d'olivier. Aussitôt, d'une façon presque spontanée et qu'on voudrait unanime, les capitales se reprennent à espérer la paix. Seuls détonnent par un mutisme de mauvais augure Ariel Sharon et ses endosseurs américains. Seul à s'attaquer ouvertement à la tête de pont ouverte par le bon sens, le premier ministre Sharon tente même de noyer la proposition dans un bain de sang. Du coup, au lieu de chercher à parfaire le plan de l'Arabie saoudite, chacun est tenté de retourner à son scepticisme. Cassandre reprend du service et prédit l'enterrement d'une proposition pourtant (presque) viable. La paix, toutefois, passe à portée de main et mérite tous les appuis. C'est peut-être une satisfaction pour les esprits manichéens de pouvoir identifier ceux qui, malgré leurs éloges de la paix, veulent la guerre, mais la paix importe plus que cette inutile répartition des torts. D'urgence, il faut soutenir le nouvel espoir.

Comme la politique internationale est, elle plus encore que les autres, affaire d'intérêts et de calculs, il était inévitable que l'on impute à l'Arabie saoudite une gamme de motifs douteux. C'est chose facile et c'est chose faite. Chacun rappelle que l'Arabie saoudite fut la patrie de ben Laden et qu'une majorité des kamikazes du 11 septembre provenaient, du moins selon les identifications américaines, de ce pays. Cela, martelé dans les mémoires, plaçait Ryad sous haute surveillance et face à diverses suspicions. Certes, le pétrole parle éloquemment en faveur de l'amitié arabo-américaine et les achats d'armement plaident eux aussi en faveur de la persistance de cette relation, mais l'hystérie entretenue autour du terrorisme transcende aujourd'hui les intérêts classiques. En se faisant ambassadrice de paix, l'Arabie saoudite n'aurait donc eu aucun mérite. Elle aurait tout simplement compris qu'elle devait se réhabiliter aux yeux d'un certain Occident. Peut-être.

D'autres que les États-Unis attendaient aussi, souligne-t-on, un geste de la famille royale saoudienne. Le monde arabe, en effet, divisé contre lui-même et honteux de son inertie à l'égard des Palestiniens, espère depuis longtemps que quelqu'un rassemble les croyants, réplique à Israël et rende à l'islam sa dignité. D'année en année, l'espoir se ratatine pourtant. Nul n'entretient d'illusion quant à l'hypothèse d'une guerre remportée contre Israël et on cherche plutôt à calmer discrètement le jeu sans avouer qu'on en a marre des Palestiniens. Que l'Arabie saoudite prenne sur elle de tendre la main et d'offrir un troc au gouvernement Sharon, voilà qui offre une solution élégante à plusieurs capitales embarrassées : on regarde Israël dans les yeux, on manifeste une ostensible et tardive commisération pour les Palestiniens et on consent, sans perte de face, à l'inévitable coexistence avec Israël. Un pays qui met de l'avant un plan aux avantages aussi palpables et aux coûts aussi négligeables mérite certaines accolades. On ne va pourtant pas jusqu'à l'admiration : ce pays ne ferait, dit-on, qu'assainir ses relations avec le monde arabe. Il n'est décidément pas facile d'apprécier un geste sans l'imputer en totalité à l'intérêt.

Malgré tout, la méfiance n'a encore prouvé qu'une chose : l'habileté manoeuvrière de l'Arabie saoudite. La deuxième offensive du scepticisme visera - elle est d'ailleurs en marche - à rendre futiles tous ces beaux calculs. Trop éthérée, l'initiative du prince Abdallah ne brisera, dit-on, aucun des entêtements classiques. Elle connaîtra le sort réservé à tous les efforts investis dans la pacification du Proche-Orient depuis un demi-siècle. Mieux vaudrait donc ne pas s'illusionner. Si un scepticisme débilitant parvient à accréditer d'aussi moroses prévisions, chaque capitale se cantonnera dans une observation passive, exprimera ses regrets, mais s'abstiendra des pressions que dicterait une véritable adhésion. Espérons que nous n'en sommes pas là.

Étrangement et presque heureusement, même si l'on doit hésiter à parler ainsi, la folie meurtrière à laquelle s'abandonne Ariel Sharon depuis l'offre du prince Abdallah démontre peut-être, dans et par le sang, que cette proposition n'est pas réductible au verbiage usuel. Sharon en fait trop pour qu'on puisse réduire à du vent la proposition arabe.

L'accélération et l'amplification des assauts israéliens contre la résistance palestinienne ne s'expliquent, en effet. que si Ariel Sharon craint de manquer de temps. Une course est engagée entre une proposition qui séduit l'opinion et l'occupation du territoire palestinien par les colons israéliens. Que la proposition du prince Abdallah continue sa progression, et Sharon sera entravé dans sa politique d'occupation et d'expansion. Pressé par le temps, désireux de transformer une occupation inadmissible en sionisme irrévocable, Sharon a choisi de frapper plus vite et plus fort. C'est dire à quel point les partisans de la paix doivent redoubler d'ardeur : les sanglantes dénégations de Sharon mettent cruellement en lumière la force de séduction de la proposition arabe.

De fait, Sharon, malgré ses rodomontades, est menacé sur au moins deux fronts. À l'intérieur même du pays, un courant prend de l'ampleur qui, tout en insufflant enfin aux travaillistes un minimum de vaillance, ébranle dans leur sérénité une multitude d'Israéliens de bonne foi. Comment se résignerait-on aux attentats quotidiens perpétrés jusqu'au coeur commercial de Jérusalem et comment, plus intimement, serait-on fier d'une armée qui se comporte aussi honteusement que les pires soldatesques d'occupation? Pour que Sharon plie sous la pression des extrémistes religieux qui menacent de quitter la coalition et de provoquer un scrutin hâtif si Arafat redevient libre de circuler, il faut qu'il soit désormais moins assuré de remporter l'affrontement électoral.

Une menace analogue prend forme à l'extérieur du pays. Sans pousser la naïveté jusqu'à prendre au sérieux l'appel de Washington à la « retenue », on peut penser que l'accueil ménagé à travers le monde à la proposition de l'Arabie saoudite interdit à Sharon de l'évacuer du débat. Si l'offre arabe n'avait pas lancé une onde d'espoir, Sharon aurait pu l'ignorer; bien accueillie par tous les milieux qui ne sont pas englués dans le fanatisme et la langue de bois, la proposition du prince Abdallah constituait forcément, même pour un Sharon, une hypothèse à prendre en compte. Sharon peut se plaindre des imprécisions du plan proposé, mais il ne peut empêcher ni son opinion ni l'opinion mondiale de s'y intéresser. S'il y a avortement, c'est Sharon qu'on pointera du doigt. La guerre de l'opinion entrera dans une nouvelle phase sans que Sharon soit assuré de la gagner.

En poussant sa démesure meurtrière à un nouveau sommet, Sharon a déjà démontré à la fois qu'aucun règlement pacifique ne l'intéresse et que l'éventualité de la paix est devenue pour lui une hypothèse menaçante. Peut-être un forcené réagit-il de cette manière quand il voit s'approcher les hommes en blanc porteurs de la camisole de force.

RÉFÉRENCES :

Ouverture à Israël, Le Monde, 2 mars 2002
Entretien avec le Prince Abdallah : « Les Arabes ne rejettent pas les Israéliens », Le Monde, 2 mars 2002.

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