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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 21 mars 2002

À quoi joue Dick Cheney?

On aurait donné comme mission au vice-président américain Dick Cheney d'aller gaffer au Proche-Orient qu'il n'aurait pu s'inventer un comportement plus lourdaud. Comme s'il voulait nuire aux efforts de conciliation de l'émissaire présidentiel Anthony Zinni, M. Cheney a veillé, en effet, à braquer les Palestiniens en les traitant avec le mauvais bout de la fourche et à indisposer les pays arabes en les visitant au rythme d'un trépidant représentant de commerce. Cela, toutefois, est si inadapté et ressemble si peu à ce qu'aurait conseillé le diplomate le plus primaire qu'il faut chercher par-delà les apparences la véritable stratégie américaine.

D'entrée de jeu, on ne devait pas imaginer le fracassant vice-président américain en humble quémandeur. Pourquoi d'ailleurs les États-Unis éprouveraient-ils le besoin, après leur démonstration de force en Afghanistan, de solliciter une quelconque contribution militaire ou même logistique des pays arabes? M. Cheney allait aviser une dizaine de pays arabes des intentions américaines, non les faire avaliser. En décrivant cette tournée comme un pélerinage américain vers des alliés indispensables, on se tromperait sur le but de l'exercice autant que sur les résultats qui en découlent aujourd'hui.

Car il ne faut jamais, quand la diplomatie américaine s'active, oublier le pétrole. Dans certaines capitales, des conversations ont assurément porté sur ce que rapporterait une nouvelle mise au ban de l'Irak. Les cours boursiers du pétrole ne s'y sont pas trompés et ont marqué une hausse presque instantanée. De la part du vice-président Cheney, un tel mélange de politique et d'intérêts pétroliers et gaziers n'a pas de quoi surprendre : il ne fait ainsi que répéter au Proche-Orient le genre d'entretiens qu'il a récemment organisés en Inde pour venir inutilement au secours d'Enron. Quant aux capitales qui n'apparaissent pas (encore) dans les plans pour l'exploitation ou l'acheminement du gaz et du pétrole, on a pu les ajouter au périple pour donner à un voyage aux visées multiples et inavouées une certaine aura diplomatique.

Cette dernière hypothèse n'explique quand même pas tout. M. Cheney pouvait concilier pétrole et séance d'information sans intervenir avec un raffinement éléphantesque dans le conflit entre Israël et les Palestiniens. Il aurait été anormal qu'il ne fasse pas escale en Israël; il fut indécent qu'il réaffirme avec emphase le parti pris américain en faveur d'Israël et qu'il lève le nez avec autant de mépris sur Yasser Arafat. Pourquoi ces dissemblances trop grossières pour n'être pas planifiées? Très probablement pour substituer un instant l'intimidation américaine aux assassinats, aux intrusions et aux implantations que pratique Israël. Que peut comprendre le Palestinien qui n'obtient un répit dans l'offensive israélienne que pour entendre le tout-puissant allié d'Israël réaffirmer son soutien à l'État envahisseur? Ne doit-il pas retourner auprès de l'émissaire Zinni avec une humilité accrue? Dans cette perspective, le comportement apparemment maladroit du vice-président Cheney peut constituer, à l'échelle d'un sous-continent, une réplique politique des interrogatoires confiés à des duos policiers contrastés et complémentaires. Dans le style good cop, bad cop, Zinni et Cheney brandissent qui la carotte qui le bâton, pendant qu'Ariel Sharon attend impatiemment de réapparaître à l'avant-scène. Et le Palestinien, mesurant avec une triste lucidité le caractère désespéré de sa cause, sera presque tenté de dire merci si le vice-président daigne un jour prochain s'approcher avec miséricorde de Yasser Arafat.

La tournée censément motivée par la recherche d'un acquiescement arabe à l'écrasement de Saddam Hussein peut donc s'expliquer de bien d'autres manières. Ce qu'il faut de pétrole pour que les vraies compétences de Dick Cheney soient mises à contribution. Ce qu'il faut de déférence à l'égard des pays arabes pour qu'on puisse prétendre qu'il y eut consultation. Ce qu'il faut d'endossement à Sharon pour que les Palestiniens se crispent sous le mépris conjugué d'Israël et de Washington et courent imprudemment au devant de la répression.

On remarquera, au passage, avec quel empressement les porte-parole américains, tout en rendant vaine la négociation, réfèrent toujours aux plans élaborés par leurs divers émissaires et ignorent avec hauteur le proposition du prince Abdallah. Quand on ne veut pas du protocole de Kyoto, on l'enterre et l'on vante les vertus incitatives du plan américain. Cette fois, on ignore la formule mise au point par l'Arabie saoudite et l'on exhume les rapports accumulés par les visiteurs américains. On ressuscite ainsi l'irréalisable exigence d'un cessez-le-feu comme préalable à la prise de langue. On décrit l'évacuation des territoires palestiniens comme s'il suffisait de stationner les blindés et les troupes dix minutes plus loin pour que cesse la construction de nouvelles colonies israéliennes. On évite ainsi de donner à l'indispensable négociation les dimensions qu'elle trouvait dans la proposition du prince Andallah : normalisation des relations entre Israël et le monde arabe en échange d'un repli israélien sur les positions autrefois établies par l'ONU. On admettra qu'aller vanter devant le prince Abdallah les mérites du plan concocté par un émissaire américain issu de la CIA requiert ou bien une suffisance à nulle autre pareille ou bien un vif désir de faire sortir de leurs gonds des pays qu'on prétend consulter ou vouloir séduire.

À moins de croire la diplomatie américaine encore plus bête que brutale, ce qui n'est pas mon cas, les apparentes balourdises de Dick Cheney répondent à des calculs qui, certes, englobent un versant irakien, mais qui les débordent. Pendant que la présidence américaine et le Pentagone dénoncent un axe du mal à géométrie variable et aux contours imprécis, c'est un axe israélo-américain qui se durcit et dont on fait sentir la force aux pays arabes. Quand le vice-président américain menace devant eux la dictature de Saddam Hussein, bien des gouvernants arabes ont peut-être raison de s'interroger sur l'affection qu'on leur porte.

RÉFÉRENCES :

Ouverture à Israël, Le Monde, 2 mars 2002
Entretien avec le Prince Abdallah : « Les Arabes ne rejettent pas les Israéliens », Le Monde, 2 mars 2002.
The Saudi Initiative - normal relations for 1967 borders, Dossier du Haaretz.

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