Dixit Laurent Laplante, édition du 18 avril 2002

Quels objectifs et quels résultats?
par Laurent Laplante

Même s'il est compréhensible qu'une démarche aboutisse à des résultats légèrement différents de ceux qui avaient été désirés ou affirmés au départ, il est difficile de justifier la marge béante qui sépare ce que professait Washington au moment d'expédier Colin Powell au Proche-Orient et les retombées observables de cette tournée. Non seulement les abus scandaleux qui avaient forcé la main aux autorités américaines n'ont en rien cessé, mais l'avenir maintenant offert aux Palestiniens est plus désespérant qu'avant les étranges tractations auxquelles s'est adonné M. Powell.

Tout comme on a oublié à quoi devait servir l'invasion de l'Afghanistan, on semble avoir perdu souvenance, en l'espace de quelques jours, des motifs qui ont incité le secrétaire d'État américain à patrouiller le Proche-Orient. L'Afghanistan, dont on ne parle plus, est débarrassé, du moins en apparence, du régime taliban, mais la capture de ben Laden et du mollah Omar a été évacuée des conversations et des préoccupations. Au Proche-Orient, qu'on s'en souvienne, c'est la violence de l'offensive israélienne qui a ameuté la planète et qui a forcé la puissance tutélaire américaine à se montrer calmement inquiète. Se le rappeler est essentiel pour évaluer la suite.

L'armée israélienne, selon le détestable vocabulaire antiseptique utilisé dans ces circonstances, « manquait de mesure ». Elle régentait l'information, bannissait les services médicaux, frappait indistinctement civils et résistants armés, multipliait les contrôles dégradants et les destructions injustifiées, détruisait tous les symboles palestiniens, traitait Arafat et son peuple comme savent le faire les armées d'occupation. Cela était devenu certain aux yeux des timides gouvernants européens, certain aux yeux du souple Kofi Annan, certain même au regard de l'aboulique Conseil de sécurité. À ces diverses certitudes s'ajoutaient les protestations mesurées mais convergentes et constantes des organismes voués à la défense des droits fondamentaux. Nul n'approuvait le sinistre travail des kamikazes palestiniens, mais tous pointaient du doigt l'agresseur israélien et son parfait mépris des droits fondamentaux. Les États-Unis devaient faire quelque chose. Telle était l'analyse généralement acceptée il y a quelques jours à peine.

Les États-Unis se sentirent obligés d'émettre des déclarations. Ils les formulèrent d'abord de manière si feutrée que personne ne put leur accorder la moindre crédibilité. Inviter Ariel Sharon à replier son armée « le plus rapidement possible », c'était lui laisser carte blanche, peut-être même l'inciter à frapper plus fort. Les pressions se maintinrent et les États-Unis durcirent quelque peu le vocabulaire : « le plus rapidement possible » devint, après quelques approximations insatisfaisantes, « immédiatement » ou « sans délai ». Le président Bush osa même souligner, sans doute dans un accès de touchante impatience, qu'il voulait vraiment dire ce qu'il avait dit.

Quand Israël continua de faire la sourde oreille et se permit même d'intensifier ses assauts, les États-Unis comprirent qu'ils risquaient la perte de face. L'idée surgit d'aller parler à Ariel Sharon dans le blanc des yeux. Après avoir recouru à Mitchell, à Tenet et, à trois reprises, à Anthony Zinni, Washington n'avait d'autre choix que de déléguer un émissaire censément plus intimidant. Donc, Colin Powell. On allait voir ce qu'on allait voir et l'arrogant Sharon en prendrait pour son grade. Les responsables des pressions crurent qu'ils avaient obtenu gain de cause et s'accordèrent un répit.

Colin Powell, lui, commença par accorder au premier ministre israélien ce que celui-ci semblait désirer par-dessus tout : du temps. Plutôt que de débarquer au Proche-Orient sur les ailes du plus rapide appareil américain, le secrétaire d'État américain adopta le rythme de l'antique tournée du laitier à cheval. Arrêts multiples, conversations artificielles, simagrées maquillées en consultations, calendrier scandaleusement poreux. Les missiles, les blindés, les béliers mécaniques renouvelaient les abus auxquels l'émissaire américain devait mettre fin péremptoirement, mais Colin Powell, par son comportement, effaçait le terme « immédiatement » et lui substituait un bien peu menaçant « Je m'en viens » . L'urgence continuait à perdre de son mordant.

Une fois rendu sur les lieux du crime — car c'est de cela qu'il s'agit — M. Powell s'est empressé d'accorder audience aux agresseurs plutôt qu'aux victimes. Sous le prétexte tragique d'un attentat suicide, l'émissaire américain rendit même incertaine et conditionnelle l'hypothèse d'une rencontre avec Yasser Arafat. Le leader palestinien devait dénoncer la violence d'une kamikaze pendant que continuait la violence systémique et planifiée que M. Powell avait, pensait-on, mandat d'interrompre. Aucune des exigences formulées par le Conseil de sécurité n'était pourtant remplie. Non content d'agir à son gré, Ariel Sharon, à la face même d'un Colin Powell porteur d'un ultimatum de la communauté internationale, réaffirmait sans enrobage diplomatique qu'Israël ne se plierait à aucune pression. De deux choses l'une : ou bien Colin Powell avait oublié son mandat ou bien Israël et les États-Unis avaient déjà convenu discrètement de ne jamais y donner suite.

Depuis lors, Colin Powell n'en finit plus de poser des gestes incompatibles avec le haut-le-coeur qui a donné lieu à son voyage. Il ne ressuscite pas le mot « immédiatement » quand Ariel Sharon établit le calendrier des retraits israéliens et détermine à haute voix que l'armée israélienne a « besoin » d'une semaine ici et d'un peu plus d'une semaine dans l'autre ville occupée. Il ne rappelle pas que des conventions internationales s'appliquent au soin des blessés, à la protection des populations civiles, à la liberté de mouvement des journalistes. On avait pourtant compris que le voyage allait déboucher sur de tels rappels. Aucun sursaut non plus de M. Powell quand Ramallah et Bethléem sont dispensées par Ariel Sharon de tout retrait prévisible. Aucune pression pour que Arafat retrouve une liberté de mouvement dont on n'aurait jamais dû le priver. Aucune visite à Bethléem ou à Jénine pour y constater l'autre violence. Quand Sharon, cynique et atteint d'amnésie sélective, évoque la possibilité d'une conférence internationale sur le Proche-Orient, Powell laisse le leader israélien choisir lui-même les pays et interlocuteurs dignes d'y participer. Le secrétaire d'État américain fait semblant de ne pas se rappeler que le premier ministre israélien a toujours considéré la proposition du prince Abdallah comme un mauvais brouillon. Après avoir affirmé que Yasser Arafat était toujours l'interlocuteur légitime des États-Unis, Colin Powell tombe d'accord avec Sharon pour affirmer que la conférence peut se tenir sans Arafat.

Doit-on continuer? Au moment même où il affirme que la paix est plus proche, M. Powell tourne le dos à l'ignominie qu'il devait ou corriger ou au moins dénoncer. Il abdique là où il devait tonner. Pendant que les béliers mécaniques israéliens enterrent les morts de Jénine et les expulsent de l'histoire, des milliers de Palestiniens sont soumis à ce que les lois israéliennes dénomment des « interrogatoires musclés », Arafat demeure dans sa cage et les gens barricadés dans l'église de la Nativité subissent un bombardement de décibels qui rappelle les harcèlements inhumains dont on croyait que l'humanité s'était purgée. Où sont donc les progrès dont s'enorgueillit M. Powell?

Faut-il donc penser, comme le fait le Christian Science Monitor, peu suspect de chauvinisme palestinien, que le lobby juif a fait mesurer au président Bush les risques électoraux qu'engendreraient des pressions trop fortes sur Israël? Si c'est le cas, on comprend que M. Powell ait oublié les objectifs de sa mission et qu'il se félicite de résultats inexistants.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020418.html

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