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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 13 mai 2002

Une corruption inexpugnable?

Notre génération, qui aime se moquer de l'époque où la corruption et le népotisme profitaient de la grande noirceur pour marquer toutes choses, réagit avec une grande nonchalance aux informations qui étalent notre contemporaine turpitude. Elle s'accommode également d'institutions qui se vident de leur sens et qui se prétendent démocratiques tout en perpétuant des anomalies qui doivent tout à la soif de pouvoir et rien à la notion de service public. Dans cette perspective, les commentaires de la Vérificatrice générale du Canada, pour cinglants qu'ils soient, évoquent de façon à peine approximative un mal plus grave.

À première vue, les contrats accordés à l'entreprise Groupaction par le gouvernement canadien méritent le ridicule des caricatures plutôt qu'une nausée d'envergure nationale. Mesuré à l'aune du plantureux budget fédéral, le gaspillage d'un million et demi de dollars ne devrait pas retenir longuement l'attention. Tout change, cependant, lorsqu'il devient manifeste que l'absence totale de rationalité observable dans cet incident caractérise de larges secteurs de l'administration fédérale. Après tout, le même gouvernement a bêtement versé 500 millions à des gens qui avaient les moyens de payer leur chauffage ou qui étaient trop morts pour en bénéficier et cela attriste à peine le ministre des Finances Paul Martin. Le même gouvernement a commis depuis un an des erreurs de plusieurs milliards dans ses calculs sur les dépenses de santé et sur la péréquation. Dès lors, on comprend que la vérificatrice Sheila Fraser termine son rapport sur les trois contrats de Groupaction en saisissant la Gendarmerie royale du dossier et, plus important, en promettant une enquête sur l'ensemble des activités de Communication Canada, c'est-à-dire sur un budget de 125 millions. On passe de l'anecdotique au systémique.

Les réactions des personnes et entreprises visées inquiètent davantage encore. De Don Boudria, ministre des Travaux publics, au premier ministre Chrétien en passant par l'entreprise Groupaction elle-même, on s'entend pour nier, banaliser, excuser, voire louanger. Le ministre des Travaux publics promet de revoir le processus de sélection des agences de communication, ce qui conduira tout simplement les agences amies à multiplier les raisons sociales si ce n'est déjà fait. M. Chrétien, jamais à court d'une pirouette, rétorque qu'il faut regarder les résultats plutôt que la procédure et les normes administratives. À ses yeux, la fin justifie les moyens, surtout quand l'objectif est d'écraser les « méchants séparatisses ». Groupaction, de son côté, contredit la Vérificatrice générale de façon frontale en prétendant que le gouvernement voulait des conseils « de manière continue et systématique » et que cela explique le gonflement subit des factures; Sheila Fraser, elle, n'a pourtant trouvé aucune trace d'une telle demande du gouvernement fédéral. Quand le péché n'est même pas confessé, on demeure loin du ferme propos.

Si l'on retourne un instant en arrière, on s'inquiétera encore davantage. Les multiples et gigantesques cafouillages du ministère du Développement des ressources humaines, étalés à la Chambre des Communes et sévèrement blâmés par le prédécesseur de Sheila Fraser, n'ont même pas valu une démotion à la ministre Jane Stewart. Grâce à sa longévité aux commandes d'un ministère qu'elle ne contrôlait pas, elle a peut-être terminé la reconstitution du fichier orwellien qui lui avait valu des reproches du commissaire fédéral à la vie privée. L'absolution a été accordée par M. Chrétien à Jane Stewart sans même nécessiter des aveux. Quant au poste diplomatique offert à l'ex-ministre Gagliano, il a démontré lui aussi que le régime Chrétien ne fait pas la distinction entre l'intérêt du parti libéral et le service public, mais qu'il peut insulter un pays étranger pour éviter des questions embarrassantes. Comment en irait-il autrement quand M. Chrétien s'octroie le droit d'intervenir lui-même dans les organismes fédéraux de soutien à l'entreprise et se satisfait d'un conseiller à l'éthique assez docile pour ne jamais tirer sur sa laisse? Devenue systémique, la corruption n'est ni répudiée par le régime, ni sanctionnée. Elle a même acquis le statut d'une politique avouable. Un patronage sanctifié par ses résultats.

Cette corruption fière d'elle-même est, pour l'heure, politiquement inexpugnable. Pendant que la Chambre des communes aboie, la caravane des petits copains passe. Peut-être est-ce la raison pour laquelle, en désespoir de cause, la Vérificatrice générale fait confiance à la Gendarmerie royale. À quoi bon attendre quoi que ce soit des débats parlementaires ou d'une gêne tardive de la part des élus libéraux? La décision de Sheila Fraser ne règle cependant rien. Peut-être même Sheila Fraser est-elle en train d'accélérer une évolution dangereuse. D'une part, en effet, le transfert d'un dossier à la Gendarmerie consacre et amplifie la montée du pouvoir exécutif aux dépens des élus et de la démocratie. Ce n'est pas dans les habitudes de la Gendarmerie de pousser bien loin la transparence. Ce corps policier a d'ailleurs déjà montré qu'il avait pour les « méchants séparatisses » une affection égale à celle que leur porte Jean Chrétien. D'autre part, dans l'hypothèse où la Gendarmerie recueillerait assez de preuves pour porter le dossier à l'attention du pouvoir judiciaire, le gouvernement de M. Chrétien ne manquerait pas encore d'échappatoires. Il a prouvé récemment, à propos de lois présumément antiterroristes, qu'il pouvait édulcorer selon son caprice les droits fondamentaux de la société et on ne voit pas pourquoi, puisqu'il a l'absolution généreuse, il ne modifierait pas de façon rétroactive les lois qui lui donneraient tort. De toutes manières, les propos tenus par M. Chrétien alors même qu'il était à l'étranger démontrent éloquemment que, à ses yeux, la cause est entendue : les résultats qu'il espérait sont là et tout le reste n'est que littérature.

À cela s'ajoute le fait que Sheila Fraser a elle-même défini le problème de manière minimaliste. Elle a insisté à outrance pour n'attaquer que les fonctionnaires. Pas un mot sur la responsabilité politique; pas un mot sur le comportement de Groupaction. Cela devrait aider la Gendarmerie à ne localiser aucune influence ministérielle dans les aberrantes décisions dont Groupaction a bénéficié. Au besoin, on immolera quelques fonctionnaires aux besoins de l'enquête et on entonnera avec un enthousiasme décuplé le refrain qui, dans ce régime sans pudeur, a valeur d'hymne national : « Les copains d'abord! »

Sous nos yeux, une corruption politiquement inexpugnable abat ou stérilise les institutions enfantées par une volonté démocratique devenue anachronique. Les divers ombudsman parlent dans le vide quand ce n'est pas sous l'oeil sarcastique des élus libéraux. Les finances publiques sont gérées d'une manière qui offense le bon sens de la Vérificatrice générale. Radio-Canada est chapeautée par une direction trop proche des officines libérales pour qu'on puisse en attendre la transparence et la liberté de pensée souhaitables. Les empiétements américains sur la souveraineté nationale, depuis la lutte au terrorisme jusqu'à l'alignement canadien sur l'axe israélo-américain en passant par les entorses au libre-échange, témoignent de notre glissement de la démocratie aérée à un régime présidentiel taciturne et arbitraire.

Ce n'est pas du gaspillage d'un million et demi qu'il s'agit.

RÉFÉRENCES :

Rapport au ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux sur trois contrats attribués à Groupaction, Vérificatrice générale, 8 mai 2002.
La vérificatrice générale saisit la GRC de l'affaire des contrats, Communiqué, 8 mai 2002.
Débats à la Chambre des communes : Groupaction Marketing, Index du Hansard.
Déclaration de Groupaction, 8 mai 2002 (format PDF).
Rapport de la vérificatrice générale du Canada, avril 2002.
Développement des ressources humaines Canada : Les subventions et les contributions, Rapport du vérificateur général, octobre 2000.
Longitude extrême, latitude zéro, Les Chroniques de Cybérie, 23 mai 2000.
Projet de loi C-55
Projet de loi C-55 : Déclaration du Commissaire à la protection de la vie privée du Canada, 1er mai 2002.

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