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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 27 mai 2002

La démocratie en laisse?

Après avoir été une utopie, la démocratie est maintenant traitée comme un leurre pour romantiques attardés. On se fait fort, dans les salons intellectuels et les tribunes libres émanant de « lecteurs branchés », de sonner le glas de cette idée qu'on ridiculise comme plus séduisante qu'utile, comme plus trompeuse que vraiment réalisable. À celui qui dénonce les distorsions sociales et politiques que provoquent en France l'élection d'un accusé en sursis et le durcissement du ras-le-bol, l'autre répond par de grands coups de gueule contre Berlusconi ou Bush. Autant de ratés de la démocratie, autant de raisons d'enterrer ce mythe énergivore qui distribue trop allègrement la bonne conscience et qui abandonne l'horizon concret aux magouilleurs dissimulés derrière ceux qu'ils ont fait élire... démocratiquement. Il s'en trouve peu pour rappeler que « on ne détruit bien que ce qu'on remplace ».

Pour faire si peu de cas de la démocratie, il faut, toutefois, avoir oublié ce qui l'a précédée et ce que notre époque lui substitue de dominations musclées aux quatre coins de la planète. Churchill avait raison, dit-on, de juger la démocratie sévèrement, mais il avait également raison, ce qu'on oublie, de ne rien trouver qui offre de meilleures garanties. Au fil des siècles, l'humanité avait déjà fourni d'amples appuis au verdict de Churchill : la loi de la jungle, la tyrannie, la stylisation du combat entre le trio Horace et le trio Curiace, la noblesse, le duel, le pronunciamento militaire, la force avaient tous et toutes imposé leur règne sans que l'humanité s'en trouve mieux. Quant aux « dictatures éclairées » et aux corporatismes censément bienveillants et moins carnassiers, il suffit d'évoquer Salazar pour ne les vanter qu'avec modération. Au total, les remplaçants dont rêve la déprime actuelle ont déjà eu leur tour et n'ont convaincu personne.

Certains persisteront quand même et citeront à la barre, selon les tempéraments et les lectures, tantôt Platon, tantôt Aristote, tantôt Machiavel, tantôt Tocqueville, tantôt Touraine... Ils réussiront à relativiser les choses et à prévoir, au moins théoriquement, dans quel ordre se succéderont les divers types de gouvernance. Ils n'enterreront pas la démocratie dans un sarcophage blindé, mais ils banaliseront ses éclipses. Ils ne dépouilleront pas la démocratie de ses mérites, mais ils montreront qu'elle est parfois victime non pas tant de ses ennemis que de ses carences et de ses candeurs. Beaucoup d'entre eux souhaiteront pourtant qu'après les phases brutales le cycle politique remette en selle la démocratie. Cela peut sembler un hommage peu chaleureux à l'utopie démocratique, mais on y lira quand même plus d'admiration qu'à propos de tout autre mode de gouvernement.

Notre époque serait cependant frustrée si elle n'épuisait pas la liste de ses griefs à l'endroit de la démocratie. L'un des plus courants et dont nous pensons avoir vu la naissance, c'est la faiblesse de la démocratie face à l'argent. Comme si Athènes et Venise n'avaient désiré que les plaisirs de la palabre et du bal masqué. L'État-Nation d'aujourd'hui ne ferait plus le poids face aux transnationales et mériterait du coup de disparaître au bénéfice du pouvoir économique privé. On insiste également pour souligner l'impuissance de la démocratie à garantir le règne du bon sens, de la mesure, de l'équité. La fameuse démocratie directe dont se targue la Suisse n'a-t-elle pas privé les femmes du droit de vote plus longtemps que des régimes moins portés à la consultation? Élu démocratiquement, Silvio Berlusconi n'a-t-il pas amnistié, à hauteur d'une trentaine de milliards d'euros en quelques mois, les entreprises italiennes, dont les siennes, qui avaient expédié en Suisse les capitaux soustraits au fisc national. Élu démocratiquement, Jacques Chirac peut-il se croire et se dire le préféré de 82 pour 100 des Français? Certes pas, pas plus que MM. Chrétien et Landry, élus démocratiquement, mais sans la majorité des voix, ne tiennent leur toute-puissance d'une approbation populaire. Quand la démocratie met en place des régimes qui font aussi peu de cas du vouloir populaire, vaut-elle tellement mieux que les formules moins alambiquées? D'où la demi-question qu'on refuse de compléter : n'est-il pas temps de remplacer la démocratie par...?

Ces critiques, on l'aura compris, ont le double tort de réduire la démocratie à une règle ou à une technique et de la rendre solidaire de tout ce que les mercenaires de la stratégie moderne peuvent concocter de manipulations. La démocratie, selon ceux-là, reçoit tout son dû quand la totalité du pouvoir tombe entre les mains de celui qui, à tel moment, a obtenu plus de voix que ses concurrents. De ce seul fait découlerait tout le reste, légitimité démocratique comprise. Cet élu aurait le droit de déchirer les ententes conclues par ses prédécesseurs, de renier ses propres promesses électorales, de modifier selon son caprice les normes de la gestion gouvernementale, de couvrir du secret fiscal la distribution des crédits d'impôt ou le transfert gratuit d'une fiducie de deux milliards à l'étranger. Tout cela illustrerait les carences de la démocratie. Nous serions toujours sous la règle démocratique lorsque le prince choisit à son gré la date de l'élection, lorsqu'il maintient un mode de scrutin qui n'établit aucune proportionnalité entre le suffrage populaire et le nombre de députés. Il n'en faut pas davantage pour que la démocratie soit discréditée au nom de ses laideurs et de son manque d'équité et de transparence.

La vérité dit autre chose. La démocratie n'est pas une technique ni le résultat d'une stratégie. Elle est une utopie. Elle n'est pas une balance de précision, mais une préoccupation, une valeur, un scrupule. Quand un élu accusé d'indélicatesse réplique qu'il n'a rien fait d'illégal, la démocratie secoue la tête, car cela ne répond pas à ses questions. Si la démocratie est le pouvoir du peuple, l'élu doit pouvoir affirmer qu'en tout temps et en toutes circonstances il s'est préoccupé du meilleur intérêt civique. La démocratie ne se satisfait pas d'une pluralité de voix, ni même d'une majorité, car elle réclame une place pour les minorités elles-mêmes. Le 50 pour 100 plus une voix importe, mais beaucoup moins que le pluralisme et l'oxygène. Noyer les questions de l'opposition sous le poids de la discipline de parti, ce n'est pas de la démocratie, mais une forme de tyrannie. Bien des critiques s'avèrent ainsi sans fondement : condamner la démocratie après l'avoir empêchée d'agir, ce n'est pas d'une logique impeccable. Beaucoup d'élus ne se conduisent pas de façon démocratique, mais cela donne tort à ceux qui se gargarisent de la démocratie tout en la méprisant.

L'attitude d'un élu à l'égard d'une presse libre et critique est toujours un bon critère pour jauger son sens démocratique. Quand le gouvernement Bush refuse de rendre publics des documents qui concernent les relations entre la Maison blanche et le monde du pétrole et du courtage, la démocratie est trahie. Quand le gouvernement d'Ariel Sharon fait pression sur les médias israéliens, le Haaretz en particulier, pour qu'ils se montrent plus « patriotes », Israël perd le droit de se dire le seul pays démocratique de la région. Quand le premier ministre Landry s'accommode d'une concentration de la presse qui subordonne l'information à la rentabilité des conglomérats, il s'éloigne de l'utopie démocratique. On quitte le terrain de la démocratie quand un metteur en scène italien qui tente une adaptation moderne des Grenouilles d'Aristophane se fait dire que « vu qu'il s'agit d'un théâtre public qui vit de l'argent de Berlusconi, vous ne pouvez pas le critiquer ». Pas de démocratie non plus, mais abus de pouvoir, quand le premier ministre Chrétien épure le dictionnaire pour en retirer le mot « corruption » et maquille le coûteux copinage libéral en « erreurs de bonne foi ». Il n'y a pas erreur de bonne foi, mais entêtement coupable quand M. Chrétien lui-même s'obstine à maintenir à sa botte le conseiller en éthique qu'il brandit pourtant comme un paratonnerre.

La démocratie a bon dos. Elle n'est certes pas dépositaire de la perfection. Mais elle ne mérite pas tous les reproches que lui adressent ceux qui l'empêchent d'affirmer ses valeurs.

RÉFÉRENCES :

L'amnistie fiscale en Italie : un mauvais coup pour les banques tessinoises, Agence France-Presse, 27 février 2002.
La presse israélienne est invitée à davantage de « patriotisme », Le Monde, 21  mai 2002.
Silvio Berlusconi accepte la critique pourvu qu'elle vienne d'Aristophane, Le Monde, 21 mai 2002.
Les Grenouilles, Yahoo! Encyclopédie

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