Dixit Laurent Laplante, édition du 3 juin 2002

Jean Chrétien sur les traces de Moïse
par Laurent Laplante

Il y a quelque chose de pathétiquement villageois à devoir s'occuper des compagnons de pêche d'un ministre canadien pendant que se perpétue à Guantanamo un régime carcéral que n'auraient imaginé ni Kafka ni Orwell et que le dépeçage des territoires palestiniens prend chaque jour des formes plus odieuses. Il faut pourtant, si nous voulons que notre modeste pays retrouve un minimum de respectabilité, l'inciter à redécouvrir, d'abord à des fins de consommation domestique, le sens de mots comme décence, probité, bon sens. Critiquer les comportements exotiques quand notre roi est nu serait incongru.

Balayons donc notre perron. Au moment même où les mauvaises habitudes de son équipe et les siennes le rattrapent et risquent de noyer dans la boue sa fin de règne, Jean Chrétien saute encore d'une improvisation à l'autre. Ne comprenant pas la gravité de la situation, faisant lui-même partie du problème plus que de la solution, requis de porter le débat à un niveau moral qu'il n'a jamais fréquenté, Jean Chrétien croit sage d'imiter Moïse : il promulguera ses propres commandements. Huit petites règles et la moralité fleurira en sol libéral.

Immense problème, les huit composantes de l'éthique selon Jean Chrétien ne sont que poudre aux yeux. Qu'on en juge.

1. Les activités de financement des ministres qui se préparent à la course au leadership libéral, en prévision de la retraite du premier ministre, seront notamment soumises à des lignes directrices pour éviter les conflits d'intérêts.

Il faudrait, en bonne logique, commencer par préciser ce qui, aux yeux des myopes libéraux, constitue un conflit d'intérêts. Quand le premier ministre lui-même ne voit pas les problèmes même quand ils crèvent les yeux, et quand il absout le lundi un comportement qu'il sanctionne trois jours plus tard, comme dans les cas de MM. Galiano et Boudria, on admettra que la définition manque de stabilité et de clarté.

2. Un nouveau code de conduite pour les députés et les sénateurs.

Encore là, on ne peut juger de la qualité de la viande tant qu'elle n'est pas dans l'assiette. Cette semaine, on prétendait bénir les liaisons dangereuses d'un membre du cabinet en alléguant qu'il n'était pas encore membre du cabinet au moment des fréquentations litigieuses. Doit-on comprendre que le code applicable aux députés et aux sénateurs leur interdira de s'adonner à des pressions qu'ils ne devraient déjà pas se permettre? Gros progrès! Doit-on plutôt comprendre que la définition que M. Chrétien donnait du « devoir du député » lorsqu'il sollicitait lui-même la Banque de développement servira de modèle au nouveau code?

3. Rendre public le code d'éthique des ministres, qui existe depuis 1993 mais était gardé confidentiel.

C'était déjà une étrange conception de l'éthique en matière gouvernementale que celle de cacher au public et aux médias la nature des règles encadrant le comportement des ministres. Aucun pays n'oserait se servir d'un code criminel sans d'abord le rendre public. Que peut-on attendre d'une règle confidentielle? Révéler les règles aujourd'hui nous enferme dans une alternative : ou ces règles étaient coupablement poreuses et n'empêchaient pas les conflits d'intérêts, ou les ministres qui devaient s'y soumettre ne les ont jamais prises au sérieux.

4. Publier des règles révisées régissant les rapports des ministres avec les sociétés d'État.

Ceci ne dit pas en quel sens les règles seront révisées. Par exemple, rien n'assure que le gouvernement fédéral va tenir compte, dans sa manipulation des sociétés d'État et, plus encore, de ses fondations, des remarques déjà formulées par le Vérificateur général.

5. Déposer à l'automne au Parlement le premier rapport annuel du conseiller en éthique.

Qu'on nous dispense de cette lecture. Pourquoi lire le rapport d'un trop docile employé du premier ministre? Le monsieur a déjà solidement établi sa réputation d'observateur complaisant. Au lieu de le dire, on doit s'interroger sur la lucidité d'un éthicien qui ne considère pas l'indépendance de sa fonction comme un prérequis.

6. Modifier la loi sur l'enregistrement des lobbyistes pour améliorer la transparence de leurs liens avec le gouvernement.

Le remède à l'amoralité de l'équipe Chrétien, ce n'est pas un formulaire de plus à faire remplir par les lobbyists. C'est de convaincre les ministres de les fréquenter le moins possible.

7. Changer les règles de financement des partis politiques et des candidats aux élections.

Il y a si longtemps que le gouvernement fédéral empile les suggestions à propos des caisses électorales (comité Lortie, propositions des deux derniers Directeurs généraux des Élections...) qu'on a le droit de douter de la fermeté de l'engagement. Quand M. Chrétien lui-même ne voit pas d'indécence à vendre au taux de 10 000 dollars par tête le droit de le rencontrer, on cherche vainement la volonté d'assainir le financement partisan. Les parties de golf avec Tiger Woods et un grand financier aujourd'hui en panne de financement ne sont pas non plus des modèles de détente acceptable.

8. S'assurer que les hauts fonctionnaires gèrent les fonds publics de façon appropriée.

Quelle naïveté était la nôtre quand nous pensions que cela allait de soi! Quelle candeur nous faudra-t-il pour penser que les fonctionnaires, qui ne fréquentent ni les condos ni les chalets de pêche des démarcheurs favoris du régime, portent la responsabilité principale des raccourcis par lesquels passent les contrats présentement soumis à l'examen de la Gendarmerie royale!

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À tout prendre, le plan Chrétien devrait nous plonger dans une honte collective. Ce n'est ni un plan ni un brouillon de plan, mais un ramassis de promesses creuses et la garantie d'une perpétuation de l'arbitraire. Quelle république bananière oserait présenter à ses citoyens un aussi grotesque simulacre de code d'équité?

M. Chrétien sait si peu de choses en matière d'éthique qu'il confond toujours les moyens et les résultats. Si la visibilité du gouvernement fédéral a progressé grâce à des méthodes douteuses, M. Chrétien se félicite d'avoir préconisé des moyens efficaces. Il semble d'autre part que M. Chrétien veuille plutôt mettre fin au déferlement des accusations que guérir le mal à la source. Il regarde donc d'un oeil soupçonneux ceux qui, dans les rangs libéraux, pourraient être tentés de le salir pour le mieux pousser vers la sortie. On a déjà vu remords plus convaincant.

Ce n'est pas d'un code trompeur qu'a besoin notre monde politique, mais d'une gouvernance transparente et d'un premier ministre réfléchi et sans reproche. Nous n'avons ni l'un ni l'autre.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020603.html

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