Dixit Laurent Laplante, édition du 24 juin 2002

Le sol au prix du sang
par Laurent Laplante

Pendant que deux peuples portent le deuil de leurs enfants et vivent dans la crainte des dépossessions et des attentats, des attentats et des représailles, les capitales de maints pays concoctent de savants montages diplomatiques qui ont en commun d'être morts-nés. Chaque jour fournit sa brassée de loufoqueries ou d'offres de paix si agressantes qu'elles attisent la haine au lieu d'apaiser. C'est ainsi qu'en ces temps d'infiltration incontrôlable, on érige un mur aussi honteux que celui qu'on a abattu à Berlin et la Maison-Blanche propose sans rire de créer un État palestinien temporaire et d'en situer la capitale à Ramallah. L'enjeu central, le sol, est traité en haut lieu comme un détail secondaire; c'est pourtant lui, le sol, qui devrait se rappeler à toutes les mémoires lorsque, des deux côtés, le sang coule.

Car les enjeux sont identifiables et d'ailleurs identifiés : deux peuples veulent un sol qui soit à eux et un avenir pour leurs enfants. La haine de l'autre ne vient qu'après coup, quand chacun se persuade à tort ou à raison que l'autre lui refuse son espace vital et s'emploie à terroriser les siens. Pendant longtemps, Israël a demandé légitimement qu'on reconnaisse son droit à des frontières sûres et il est heureux que la communauté internationale ne conteste plus cette revendication. Israël avait droit et a droit à son sol. Par le plan Abdallah, le monde arabe offrait même de consolider le respect de ce droit par une normalisation de ses relations avec Israël. Le sol israélien, en somme, recevait son dû.

On continue, cependant, à ne pas comprendre, ni au sein de la Knesset, ni au sein de la classe politique et médiatique américaine, que le sol palestinien aussi mérite le respect. Au lieu d'admettre cette évidence, comme le proposait intelligemment le rapport Mitchell, et de suspendre immédiatement et complètement tout débordement israélien sur le sol palestinien, on accélère le dépeçage du sol palestinien en faisant semblant de ne pas savoir que chaque empiètement se paiera au prix du sang. Le « cancer des colonies israéliennes », pour reprendre l'expression du Monde diplomatique, fait couler le sang des deux côtés. J'insiste : des deux côtés. Chaque empiètement coûte des vies israéliennes et coûte des vies palestiniennes. Qu'on cesse, par conséquent, de chercher midi à quatorze heures et d'accoucher de chimères diplomatiques : le sol se paie en sang et ceux qui débordent sur le sol de l'autre font couler un sang qui est aussi rouge dans leur camp que dans le camp de l'autre. Comme cela saute aux yeux, la conclusion s'impose : certains sont prêts à poursuivre la double hécatombe plutôt que de respecter le droit de tous les peuples à un sol intangible.

Si cette lecture des faits se défend un tant soit peu, on mesure mieux la logique du gouvernement d'Ariel Sharon. Aux attentats qui ensanglantent de façon irrépressible les milieux israéliens, le premier ministre Sharon entend répliquer par des sanctions territoriales. Israël va venger ses morts en s'appropriant une parcelle de plus du territoire palestinien. Au sang versé, c'est un alourdissement de l'emprise israélienne sur le sol palestinien qui répondra. Sharon ne pourrait pas dire plus clairement qu'il tient à l'expansion territoriale israélienne plus qu'à la paix, que le sang - celui des siens comme celui des Palestiniens - est un prix qu'il est prêt à payer pour mordre chaque jour davantage sur le sol de l'autre. Ceux qui souhaitent la paix et la coexistence pacifique des deux peuples auraient dû comprendre aussitôt, comme l'a fait en quelques jours la mission Mitchell, que LE préalable à la paix est de nature territoriale et que le sang des deux peuples ne cessera de couler tant que se poursuivront les empiètements israéliens sur le sol palestinien.

J'ai parlé du sol et des enfants, du besoin commun des deux peuples de posséder en propre un sol national et de pouvoir y faire grandir des enfants conviés à l'équité, à la paix et à la dignité. Comprenant comme vous et moi l'importance du sol et des enfants, Sharon ajoute pourtant à la spoliation du territoire palestinien une législation israélienne ostensiblement discriminatoire à l'égard de l'autre peuple, y compris des enfants palestiniens. Le soutien gouvernemental offert aux familles diffère selon l'origine ethnique. Les couvre-feu imposé aux Palestiniens dans leur propre territoire autorisent la circulation des colons israéliens. Les colonies israéliennes sont qualifiées de territoires militaires et deviennent des lieux interdits aux Palestiniens dépossédés de leur sol, mais les citoyens israéliens y circulent librement. Sur la rive ouest, il est interdit d'embaucher des travailleurs palestiniens. Ni allocation équitable, ni emploi, ni liberté de mouvement, ni répartition honnête de l'eau et de l'électricité. À l'occupation du sol s'ajoutent la discrimination à l'égard des enfants et l'appauvrissement systématique des familles. Qui dit pire?

Face à une colonisation aux visées tragiquement nettes, est-il pensable de proposer un État palestinien temporaire et de rêver de Ramallah comme substitut à Jérusalem? Évidemment pas. On a beau attribuer à Bush et à ses collaborateurs les plus dénaturés une inculture capable de déborder en d'innombrables impairs, comment croire que la Maison-Blanche n'a pas compris l'importance primordiale que revêt le sol dans le conflit? Tout le reste, le rapport Mitchell est là pour en témoigner, découle de ce que le droit à des frontières nettes et sûres est respecté dans le cas d'Israël et nié dans le cas des Palestiniens. Le sol de l'un étant sacré et le sol de l'autre étant violé et envahi chaque jour, le sang est versé. Des deux côtés.

Le sol et le sang, c'est tout de même moins difficile à imaginer qu'un État temporaire ou le déménagement de Jérusalem à Ramallah ou de Washington à Baton Rouge.

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020624.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2002 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.