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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 8 août 2002

Le pouvoir judiciaire à la rescousse?

Pas plus qu'une hirondelle ne fait le printemps, deux ou trois décisions judiciaires intelligentes ne démontrent le retour au bon sens de nos sociétés affolées. Il en faudra beaucoup d'autres encore pour que l'hystérie savamment cultivée depuis les attentats de septembre 2001 cesse de ravager âmes et consciences, institutions et comportements. Étonnamment, les plus réjouissantes et les plus courageuses de ces décisions judiciaires honorent les États-Unis et l'Angleterre, pays pourtant responsables d'assauts déterminés contre les droits humains depuis l'an dernier. On ne s'étonnera donc pas, devant l'exemplaire raidissement de certains juges, de la violence avec laquelle l'administration Bush et celle d'Ariel Sharon s'efforcent de discréditer le pouvoir judiciaire.

À Londres, le juge Andrew Collins a rédigé son arrêt en puisant à pleines mains dans un vocabulaire dévastateur : la loi antiterroriste adoptée dans le sillage des attentats «n'est pas seulement discriminatoire, et donc illégale (...), mais aussi disproportionnée ». Quand une loi mérite de telles épithètes, on ne voit pas ce qui la recommande au respect des gens. Pourquoi l'a-t-on si vite adoptée et si mal rédigée? Parce que le premier ministre Tony Blair tenait à jouer le bon élève. Parce que d'énormes pressions américaines s'exerçaient sur l'Angleterre pour qu'elle mette fin à ce que les tenants de l'antiterrorisme tout azimut appelaient son laxisme. Puisque, selon ce courant, les frontières anglaises étaient dangereusement poreuses, il fallait que l'Angleterre adopte d'urgence une loi permettant de détenir sans inculpation des étrangers soupçonnés d'activités terroristes. Londres se plia à l'exigence américaine, mais aboutit à une loi discriminatoire, illégale et disproportionnée. Quand un soupçon n'est pas assez précis et fondé pour engendrer une inculpation, dit aujourd'hui le juge Collins, il ne doit surtout pas déboucher sur la détention. Cela n'est-il pas élémentaire, mon cher Watson? Parions qu'il y aura appel et qu'on s'efforcera de rendre techniquement présentable ce qui, quant au fond, est indécent. Merci quand même au juge Collins.

Aux États-Unis, la juge Gladys Kessler, agissant à titre de juge fédérale dans le district de Columbia, a donné une leçon de droit en même temps que de décence au punitif et irascible procureur général John Ashcroft. D'ici quinze jours, l'administration américaine de la justice devra rendre publics les noms des personnes arrêtées et encore détenues après les attentats. Avec ce qui ressemble à un bel humour, la juge Kessler exige également que soient révélés les noms des avocats mandatés pour défendre ces personnes. La juge doit pourtant savoir que l'administration américaine n'a pas favorisé, c'est le moins qu'on puisse dire, les contacts entre les prévenus et leurs éventuels défenseurs. La juge Kessler, comme l'a fait le juge londonien, rappelle que des arrestations s'entourant de secret sont incompatibles avec les exigences les plus minimales du droit. Elle aussi pourrait brandir la disproportion puisque l'immense majorité des personnes ainsi détenues en vertu de lois antiterroristes le sont en fait pour des infractions mineures aux lois de l'immigration.

Un autre juge fédéral américain, M. Emmet Sullivan, a également refusé de se laisser intimider par les avocats de la Maison blanche. Puisqu'il a y eu, à l'invitation de la Maison blanche, des réunions portant sur la politique énergétique des États-Unis, les comptes rendus de ces réunions sont d'intérêt public. Le juge Sullivan donne ainsi raison aux groupes de protection de l'environnement qui, comme le Sierra Club, voulaient connaître les noms des entreprises consultées par le vice-président Cheney. Preuve sera ainsi offerte, très probablement, des liens étroits entre la Maison blanche et la société Enron. Cela pourrait être embarrassant pour les gouvernants américains qui n'en finissent plus de dénoncer les gestionnaires indélicats. Dans ce cas aussi, la patience judiciaire se définit par ses limites : trente jours. Dans ce cas aussi, on peut prévoir des appels, des tergiversations, des esquives maquillées en privilèges de l'exécutif.

Ces embellies sur le front judiciaire, pour fragmentaires et isolées qu'elles soient, indisposent gravement ceux qui cherchent à accroître à l'infini la liberté d'action du pouvoir exécutif. L'offensive de l'administration Bush contre la Cour pénale internationale s'est donc mise en mode accéléré. On menace de sanctions les pays qui osent ratifier la création du nouveau tribunal. Le regrettable moratoire obtenu par les États-Unis et retardant d'un an la véritable mise en marche de la CPI est déjà bafoué par les ententes bilatérales d'immunité négociées par Washington avec divers pays. Déjà, la Roumanie et Israël ont conclu avec les États-Unis des ententes qui, d'avance, sapent le travail de ce tribunal pourtant indispensable. Le Canada doit déjà subir sa part de pressions.

Dans le cas des détenus de Guantanamo, l'administration Bush continue, grâce à ce qui semble relever d'une certaine complaisance judiciaire, à défendre l'indéfendable. De dire, en effet, un certain tribunal américain, ces détenus n'ont aucun droit parce qu'ils ne sont accusés de rien et que, de toutes manières, leur lieu de détention ne se situe pas à l'intérieur des États-Unis. Kafka lui-même n'aurait pas osé imaginer un Procès où une personne perdrait tous ses droits sous prétexte qu'on ne sait pas de quoi l'accuser.

Pendant ce temps, un autre fervent de la toute-puissance de l'exécutif, Ariel Sharon, collabore de son mieux à l'émasculation du pouvoir judiciaire. La chose lui est facilitée par le caractère officiellement confessionnel de l'État hébreux. Dans un pays où les textes sacrés prennent le pas sur les conventions internationales, une argumentation défendant le droit du sionisme à toute la terre promise par Yahweh au peuple élu peut trouver chez les juges de la Cour suprême une écoute favorable. L'assassinat ciblé devient une saine politique préventive et la torture l'exercice d'un devoir de prévoyance. Malgré cette bizarre souplesse de la part du pouvoir judiciaire israélien, Ariel Sharon mise sur l'armée et sur ses tueurs plutôt que sur le processus judiciaire. Des tueurs agissant sur ordre militaire abattent de façon extrajudiciaire les personnes dont le cabinet restreint d'Ariel Sharon leur fournit la liste. Ces tueurs se vantent d'ailleurs d'un taux de réussites atteignant 90 pour cent, ce qui, semble-t-il, démontre, à défaut de leur bon droit, qu'ils surpassent les performances de la mafia et des commandos colombiens.

Sharon et son état-major ne se préoccupent même pas de donner un minimum de cohérence et de transparence à leurs déclarations publiques. Si le rapport onusien sur Jénine évite de prononcer le mot de massacre, mais signale les crimes commis par la soldatesque israélienne, Sharon et son état-major transforment le document en absolution urbi et orbi. À peine quelques jours après avoir affirmé sans rire que le bombardement de Gaza s'expliquait par le manque d'information des services secrets israéliens, le même Ariel Sharon accorde « carte blanche » à l'armée, ce qu'aucun pays civilisé ne ferait.

Embellies judiciaires, mais qui ressemblent à la légendaire hirondelle.

Post-scriptum : Je salue Joe Clark. Il fut un des trop rares chefs politiques à demeurer respectable d'un bout à l'autre de sa carrière. Son drame fut de trouver trop tôt sur sa route des carnassiers comme Trudeau et Mulroney. Contrairement à d'autres, il part au bon moment et avec élégance.

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