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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 26 août 2002

Nos adieux à la paix?

Les temps sont durs pour la traditionnelle colombe. Même si elle s'est habituée au fil des temps à transporter patiemment son petit rameau d'olivier et à ne trouver que très occasionnellement un lieu paisible pour se reposer les ailes, elle n'a sans doute jamais eu à vivre une période aussi démoralisante que celle-ci. On a même faussé les règles au bénéfice de sa redoutable rivale, la guerre. Qu'est-ce que la paix peut espérer, en effet, lorsque la guerre reçoit les promesses de la vie éternelle? C'est là que nous en sommes, là qu'elle en est.

Dans quelques jours, on nous présentera jusqu'à la nausée les images filmées il y a un an. Nous verrons cent et cent fois le même attentat. Plus vite encore qu'il y a un an, le crime perpétré contre l'humanité justifiera une guerre sans fin, un combat destiné à ne jamais finir entre le bien et le mal. On verra surgir, sans les approximations successives d'il y a un an, un nouvel adversaire au profil flou et aux tentacules innombrables : rien de moins que le terrorisme. Et on nous incitera encore à poursuivre sans relâche la guerre contre ce danger protéiforme.

Sans relâche et sans fin. Car l'ennemi est partout. Il renaît de ses cendres comme l'oiseau fabuleux et ses sept têtes repoussent inexorablement comme celles du monstre. Contre lui, un double discours s'impose : « Nous avons réussi à déjouer plusieurs de ses complots, mais il faut demeurer vigilants. » Au moment du premier anniversaire de la guerre devenue éternelle, le ton atteindra de nouveaux sommets dans l'art du mélodramatique, du guerrier, du mobilisateur. « Mais, dira le citoyen moyen, la victoire et la paix, c'est pour quand? » Et la colombe, son petit bout d'olivier au bec, s'approchera pour mieux entendre la réponse. Elle n'en sera que plus déprimée. « Il n'y aura plus jamais de paix, car la victoire ne sera jamais parfaitement acquise. » Naïve, la colombe insistera : « Mais, après la victoire, est-ce que je pourrai quand même transmettre à l'humanité mon petit bout d'olivier? » La pauvre a, en effet, du mal à comprendre. Celui qui a pour lui la supériorité militaire, qui contrôle les leviers économiques et qui écoute toutes les conversations agit comme s'il ne devait jamais remporter la victoire, comme si jamais ses coups ne produisaient les effets désirés. Toujours il faudra surveiller, espionner, frapper. Toujours la guerre, jamais la paix ni même l'espoir de paix. De quoi s'intéresser au bambou plus qu'à l'olivier.

Dans une guerre inextinguible, mots et réalités changent de sens. Les crises perdent du relief au profit de la mutation. La suspension des droits usuels cesse d'être le coup de collier qu'exige la victoire pour devenir le nouveau cadre de vie. Ce qui se justifiait comme sacrifice ponctuel devient le repli définitif sur des positions étriquées. Une fois de plus, on revient à Orwell et aux redoutables renversements de vocabulaire qui, selon lui, fondaient le pouvoir de Big Brother : L'IGNORANCE C'EST LA FORCE, LA GUERRE C'EST LA PAIX, LA LIBERTE C'EST L'ESCLAVAGE. Quand la vision est brouillée de façon satisfaisante, on peut imposer le faux comme la nouvelle vérité : DEUX ET DEUX FONT CINQ. Dans le nouvel ordre qu'imposent les États-Unis et leur allié israélien, la guerre n'est plus une crispation temporaire, un spasme de durée limitée, mais le cadre dans lequel doit se loger la vie de l'humanité. La langue, triturée par les relationnistes, ment au lieu de dire.

Parce que l'attentat de l'an dernier a été transformé en déclaration de guerre et parce que la riposte se réserve de durer autant d'éternités qu'elle le jugera bon, tout ce que la paix offrait est discrédité, obsolète, balayé. Dans des pays qui se proclament démocrates, les militaires siègent en appel des décisions des élus. Ainsi, Israël et le Pakistan comme premiers exemples. Orwell renaîtrait qu'il dirait : LA DÉMOCRATIE C'EST L'ARMÉE. Dans un monde où chaque peuple est censé choisir son gouvernement, le pays le plus fort détrône le chef de gouvernement qui lui déplaît, prend le contrôle des forces de sécurité du pays ainsi vassalisé et occupe cavalièrement les portions du territoire étranger dont il estime avoir besoin. Orwell écrirait de nouveau : LA GUERRE C'EST LA PAIX. Des pays alliés, comme l'Arabie saoudite, Israël et le Pakistan, sont qualifiés d'amis de la démocratie même si le pouvoir demeure résolument entre les mains de l'armée ou de la famille et même si le pouvoir met tout en oeuvre pour museler la presse et tarir l'information. Orwell encore : L'IGNORANCE C'EST LA FORCE.

Maintenant que la colombe a reçu son congé définitif et que la guerre a statut de règle éternelle, les guerriers réécrivent le dictionnaire, les protocoles internationaux, les exigences de la démocratie. Mentir est permis parce que la guerre exige qu'on trompe l'ennemi. Attaquer avant d'être menacé devient vertueux parce que la prévention est la caractéristique des gouvernants soucieux du bien de leur peuple. Comparer et identifier Hitler et Saddam Hussein même si le premier occupait déjà des territoires étrangers, alors que le second n'a même pas le droit de gérer son propre territoire, cela devient permis et glorieux, car la guerre a plus besoin de raccourcis trompeurs que de vérité. Intimider la presse, l'asservir et l'intoxiquer, voilà un devoir imposé aux gouvernements par l'état de guerre.

Toutes les guerres, me dira-t-on, ont prélevé le même tribut sur la vérité, la transparence, le respect des droits. Cela est à la fois vrai et faux. Oui, la guerre a toujours justifié le mensonge. Oui, le Canada, comme tous les belligérants, a emprisonné au prétexte qu'ils étaient d'origine japonaise ou italienne des citoyens canadiens qui avaient pourtant des droits. Une différence majeure oppose pourtant les guerres subies jusqu'à maintenant à celle que mène l'administration Bush : cette guerre-ci n'aura pas de fin et ne veut pas en avoir. Règles, droits, acquis, tout cela n'est pas suspendu pour un temps, mais modifié, dilué, réinterprété à la baisse, voire aboli. Une fois le changement effectué, le pouvoir peut balayer derrière lui, car le public oublie vite et les médias, surtout en période de désinformation massive, oublient presque aussi vite.

- Ben Laden et le mollah Omar ont-ils déjà été les vrais motifs de l'intrusion en Afghanistan? Qui s'en soucie?

- La déstabilisation du régime Chavez au Vénézuela suit-elle le même cours que celle qui a livré le Chili au général Pinochet et qui a coûté la vie à Allende un certain 11 septembre? Il se trouve bien peu de médias pour s'en préoccuper, mais bien des Reporters sans frontières pour décrire Chavez comme le souhaite Washington.

- Quiconque relit l'article 10 de la Déclaration universelle des droits de l'homme sursaute forcément devant les assassinats ciblés que multiplie Israël : « Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial... », mais quiconque posera la question à haute voix sera accusé d'antisémitisme ou de naïveté.

Après tout, la guerre a ses exigences. De même que le pouvoir absolu corrompt absolument, la guerre éternelle affaiblit dès sa proclamation tout ce que la paix avait acquis au bénéfice de l'humanité.

Confrontée à une guerre éternelle, la colombe n'a d'autre choix que de déposer son bout d'olivier et de chercher un deuxième souffle.

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