Dixit Laurent Laplante, édition du 21 novembre 2002

Une temporisation trompeuse

L'adoption par 15 voix contre aucune de la résolution 1441 du Conseil de sécurité de l'ONU en induit plusieurs à l'optimisme et à la fierté. À les en croire, le bon sens a prévalu contre l'intention américaine de s'en prendre immédiatement à l'Irak et le dialogue réfléchi a prévalu sur le simplisme et l'improvisation. C'est oublier que le sursis n'a été obtenu qu'en recourant à l'un des « droits » les plus discutables qui soient en débat démocratique, celui du veto. C'est oublier également que l'assaut contre l'Irak a déjà été donné et que le bellicisme anglo-américain fait abstraction de la résolution 1441 comme si elle était déjà obsolète.

Bien sûr, il faut savoir gré à la France d'avoir manoeuvré d'habile et courageuse façon sur le terrain diplomatique. Sans elle, la Russie et la Chine auraient probablement choisi la voie de l'abstention plutôt que celle de la réticence affichée. Sans l'entêtement français, le déclenchement de la guerre contre l'Irak aurait été approuvé par une ONU coite et servile sans que Washington et Londres aient offert la moindre justification fiable. Sans l'habileté manoeuvrière de Paris, Washington aurait réussi à maquiller sa guerre nationale en défense planétaire de la liberté et en interdit universellement désiré. Cela dit, le recours au « droit de veto » constitue un anachronisme et, à sa face même, une procédure bien peu démocratique.

N'oublions pas, en effet, que les cinq pays qui exercent ce « droit » s'en sont emparés grâce à leur victoire de 1945. À l'époque, non seulement les États-Unis ne volèrent pas de façon préventive au devant de leurs responsabilités militaires, mais ils attendirent de septembre 1939 au Pearl Harbor de 1941 pour se sentir concernés. Leur veto n'en fut et n'en est que plus lourd, comme cela se vérifie constamment à propos d'Israël. Or, ce veto crée au sein de l'ONU une démocratie à deux vitesses dont profitent et abusent les cinq bénéficiaires, y compris la France. En ce sens, la résolution 1441 constitue l'exemple parfait d'un résultat défendable obtenu grâce à une règle qui ne l'est pas. Les démocraties ne méritent pas la louange quand elles triomphent en lâchant des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki; elles ne peuvent pas non plus pavoiser si elles remettent le sort de l'humanité entre les mains des seuls vainqueurs de 1945.

Ce sursis, d'autre part, n'a pas complètement dissipé les équivoques. Loin de là. Les bombardements anglo-américains qui se poursuivent sur l'Irak depuis des mois et des années sans protestation des pays et des médias correspondent à la volonté de Washington et de Londres et non pas à celle de l'ONU. S'ils s'intensifient présentement et visent désormais de nouvelles cibles, ce n'est pas non plus en vertu d'un mandat onusien confié à l'aviation militaire anglo-américaine. Ils sont un prélude à l'offensive qui s'en vient et non pas la réanimation d'une résolution onusienne empoussiérée. Quand les batteries antiaériennes de l'Irak se défendent contre ces attaques, les Américains prétendent pourtant que Saddam Hussein viole la résolution 1441!

Que les Américains et leurs plus proches alliés massent déjà des troupes et de l'équipement à proximité de l'Irak confirme d'ailleurs que la résolution 1441 ne fait pas partie des préoccupations du président Bush ni de celles des premiers ministres Sharon et Blair. Voyons-y plutôt une illustration menaçante du vieil adage : « Celui qui veut tuer son chien dit qu'il a la gale ». Dès que parle Bagdad, on met en doute la sincérité de Hussein, tout comme chacun des attentats perpétrés contre Israël est imputé à Yasser Arafat. Qu'ils aient ou non la gale importe peu. Sans attendre le rapport des enquêteurs dont fait mention la résolution 1441, les États-Unis condamnent l'Irak et mettent le doigt sur la gachette. Que les inspections démontrent ou non la culpabilité de Saddam Hussein, la guerre aura lieu; le dictateur en fera les frais, mais avec lui des dizaines de milliers de civils. Même la guerre Nintendo d'il y a dix ans a coûté la vie à 200 000 Irakiens et ne cesse de coûter annuellement des milliers de vies parmi les enfants.

Les sophistes à l'emploi de l'« axe du Bien » ont pourtant déjà entrepris leurs trop efficaces travaux de désinformation. D'après eux, la résolution de l'ONU signifie que les États-Unis et leurs alliés ont mandat, dès qu'un indice sera débusqué (ou inventé) de la mauvaise foi de Saddam Hussein, de lancer l'assaut. Une lecture plus scrupuleuse de la résolution montrerait pourtant que c'est au Conseil de sécurité d'analyser le rapport des inspecteurs et d'adopter, si nécessaire, une résolution autorisant l'intervention militaire. Pour les Américains, point n'est besoin d'une nouvelle résolution de l'ONU : la guerre se déclenche automatiquement à la moindre tricherie de Saddam Hussein. On peut penser que les mêmes sophistes ne tarderont pas à « constater » de telles entourloupettes. Quand la réplique des batteries antiaériennes irakiennes est déjà présentée comme une violation de la résolution 1441, on peut présumer qu'on « démontrera » aisément la récidive. L'administration Bush estime d'ailleurs qu'elle n'a pas à attendre un quelconque feu vert de l'ONU pour s'en prendre militairement à l'« axe du Mal ». Il suffit que, aux yeux de la présidence américaine, les intérêts américains soient menacés.

La désinformation, heureusement, parvient de moins en moins à dissimuler la véritable nature de la croisade des États-Unis, d'Israël et de l'Angleterre.

- Aucune preuve n'a été présentée d'un lien entre l'Irak et les réseaux terroristes. Aucun débordement irakien sur les pays environnants n'a été signalé depuis dix ans. Rien ne justifie la guerre, ni comme riposte contre une agression comparable à l'invasion du Koweit, ni comme mesure préventive.

- En proclamant son « droit » de mener des opérations militaires que ne prévoit pas directement la résolution 1441, Washington s'enferre dans une insoutenable contradiction : il faut punir Saddam Hussein parce qu'il contourne les résolutions de l'ONU, mais il faut féliciter les États-Unis de substituer leur politique étrangère aux résolutions de l'ONU.

- Alors qu'existent un peu partout dans le monde des régimes politiques aussi inquiétants que celui de Saddam Hussein et bien plus meurtriers que l'insignifiante garde prétorienne de Yasser Arafat, l'« axe du Bien », au nom des valeurs démocratiques, des droits fondamentaux reconnus à tous les humains et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, décrète qu'il faut déboulonner Saddam Hussein et remplacer la direction de l'OLP. Droit régalien du pétrole plutôt qu'un devoir moral d'ingérence.

- Ce qui se passe au Vénézuela et qui sonne aux oreilles comme une répétition des sales interventions de la CIA contre Allende peut aider à compléter le tableau. Si, en effet, le pétrole irakien tardait à tomber sous le contrôle des intérêts anglo-américains, celui de Caracas suppléerait. Ce serait une autre déboulonnage politique? Mais non, mais non! Ce serait une mesure préventive rendue nécessaire par les menaces terroristes...

Inutile, par conséquent, cette résolution onusienne? Pas du tout. Elle a établi que le président Bush et ses proches associés n'ont pas comme caution aveugle l'appui international et cela constitue une clarification d'importance majeure. D'autres gestes courageux seront cependant nécessaires tout à l'heure. Celui-ci entre autres : si Washington va trop vite, il faudra faire savoir que les États-Unis agissent de leur propre chef et, de toute évidence, au nom de leurs seuls intérêts.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20021121.html

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