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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 23 janvier 2003

La caution de l'ONU en est-elle une?

La technique est bien connue des manipulateurs politiques : il suffit de faire redouter le pire pour que même le très indésirable devienne acceptable. De nombreux ministres des Finances ont ainsi fait craindre un gonflement massif des impôts avant de se contenter d'une augmentation un peu inférieure au cauchemar. Sitôt l'opération terminée, le bon citoyen se félicitait de l'avoir échappé belle et le ministre des Finances passait pour un homme raisonnable. La partie qui se joue présentement à propos d'une offensive militaire contre l'Irak reproduit ce scénario avec une démoralisante efficacité : on a tellement brandi la menace d'une guerre unilatéralement menée par les États-Unis qu'on en arrive à trouver réjouissant un conflit où ils ne seraient pas seuls. À condition que l'ONU bénisse la guerre, États et groupes de pression voleront dans les plumes de Saddam Hussein, fiers et contents de ne pas avoir cédé à la vindicte américaine. Les États-Unis n'auront-ils pas quand même obtenu exactement ce qu'ils voulaient? Et les morts inutiles seront-elles moins nombreuses?

Avant de confier aveuglément à l'ONU le rôle d'arbitre, mieux vaudrait soupeser son bilan en matière d'interventions musclées. Jusqu'à maintenant, ce bilan est contrasté, sinon carrément décevant. L'Afrique, comme d'habitude, a été traitée comme un parent pauvre : ou les génocides se perpétraient sans que bouge à temps la communauté internationale, ou, comme en Somalie, les troupes dites alliées débarquaient de façon flamboyante sous l'oeil des caméras et rembarquaient sous l'oeil goguenard des chefs de guerre dès l'instant où on devait déplorer un décès de GI. En Europe centrale, l'ONU n'a agi qu'avec lenteur et maladresse. Les criminels et profiteurs de tout poil avaient eu le temps de commettre leurs exactions, les belles coexistences d'autrefois avaient été remplacées, avec l'aval de l'ONU, par des États découpés en bonne partie selon les règles odieuses de la pureté ethnique. Quant à l'opération Desert Storm et aux sanctions qui en découlent aujourd'hui encore, on peut y voir le recours à une force excessive et surtout un acharnement injustifié et durable contre les populations irakiennes. Seules ont été généralement utiles les opérations destinées à séparer des belligérants d'accord pour être séparés. Bilan contrasté, c'est le moins qu'on puisse dire.

À ce bilan déjà peu convaincant, il faut ajouter les péchés d'omission de l'ONU. Là où l'un des belligérants ne veut pas d'une force d'interposition onusienne, comme c'est le cas face à Israël, l'ONU regarde ailleurs. Quand Cuba est victime d'un blocus injustifié et éternel, l'ONU laisse faire. Quand Washington se permet une réinterprétation mesquine de toutes les conventions internationales en matière de droits fondamentaux, l'ONU se tait. Quand l'inventaire couvrant les armes irakiennes est intercepté par une puissance qui a juré d'en découdre avec Saddam Hussein, l'ONU se déclare vaguement « troublée » et renonce à dire à quelle version du rapport il faut désormais se fier. Dans ce second bilan onusien, on remarquera que les péchés d'omission de l'organisme international l'ont presque tous été en faveur de l'axe américano-israélien.

Ce penchant, dans les circonstances, importe au plus haut point. Comment, en effet, ériger l'ONU en arbitre crédible dans un dossier sur lequel Washington a déjà porté jugement? Les inspecteurs de Hans Blix ont réussi un exploit en obtenant un sursis, mais c'est tout. Le rapport d'inspection s'en ira maintenant au Conseil de sécurité (à moins qu'il soit intercepté et expurgé lui aussi). Que lui arrivera-t-il? Qui décidera si des ogives vides constituent une preuve indiscutable du bellicisme de Saddam Hussein? Qui décidera s'il est suprêmement inquiétant qu'un spécialiste de l'énergie atomique irakien possède chez lui une volumineuse documentation scientifique? Qui choisira, parmi les chercheurs irakiens, ceux qu'on pourra, comme von Braun après le conflit de 1939-1945, débaucher au bénéfice des intouchables fabricants d'armes de destruction massive (comme si cette expression avait un sens)? Quelle crédibilité accordera-t-on aux témoignages rendus par des chercheurs invités à poursuivre leur carrière dans de « meilleures conditions »? Poser ces questions, c'est y répondre : l'emprise américaine sur l'ONU est telle qu'on connaît d'avance le verdict que rendra l'ONU sur un litige que le président Bush traite comme une affaire personnelle. Il était sain que l'ONU organise des inspections, mais cela ne signifie pas qu'il faut avaliser d'avance la lecture que fera du rapport d'inspection une ONU sous influence.

Le mépris de Washington pour toutes les instances internationales devrait déjà nous signaler le malentendu. Washington blâme Saddam Hussein de ne pas se conformer aux résolutions de l'ONU, mais ne se scandalise pas du comportement d'Israël face à des résolutions comparables. Washington punit lourdement les entreprises, américaines ou étrangères, qui commercent avec Cuba, mais Washington refuse d'identifier les marchands d'armes qui ont alimenté Bagdad. Londres et Washington se moquent tellement de l'ONU qu'ils poursuivent leurs préparatifs militaires avant que celle-ci ait reçu et étudié le rapport d'inspection. De façon manifeste, Washington ne vole pas au secours d'une ONU que menacerait la morgue irakienne; il la mobilise au service d'une opération militaire à forte odeur de pétrole.

Ce qui inquiète à l'heure actuelle, c'est que les deux seules oppositions à une invasion de l'Irak manifestent une confiance excessive à l'égard de l'ONU. C'est le cas du président français Jacques Chirac et le cas aussi pour une partie de l'opinion publique. En s'en remettant avec trop de complaisance au jugement du Conseil de sécurité, ces deux réticences risquent d'être piégées et conduites à approuver une guerre mercantile. La paix, pourtant, importe plus que la guerre, même si celle-ci obtient l'accord de l'ONU. Même si les inspecteurs de Hans Blix déposaient la preuve d'importants mensonges irakiens, il n'est pas dit que la guerre soit nécessaire pour autant. Tout comme il n'est pas dit que, soumis aux pressions anglo-américaines, le Conseil de sécurité aura le courage de s'opposer à la guerre. Alors, pourquoi confier au Conseil de sécurité et à l'ONU un rôle qu'ils ne sont pas capables d'assumer?

Ce serait déprimant que l'organisme créé pour résoudre pacifiquement les litiges entre les États serve de caution aveugle et muette à une guerre injustifiée.

Laurent Laplante

P.S.1 On nous rapporte que les inspecteurs de l'ONU ont haussé le ton en rencontrant les représentants irakiens. Je veux bien. Comme les entreprises qui ont vendu à l'Irak des armes prohibées sont forcément complices des noirs complots irakiens, les inspecteurs vont-ils identifier et dénoncer les fournisseurs complices en même temps que les vilains acheteurs?

P.S.2 La France, me dira-t-on, reçoit maintenant du renfort dans sa protestation. Renfort de l'Allemagne et même de la Russie et de la Chine. C'est exact, mais tout cela repose, imprudemment me semble-t-il, sur le fait que les inspections n'ont encore rien donné qui puisse conforter ostensiblement la position anglo-américaine. Que devient ce bel échafaudage si les inspecteurs découvrent quelque chose inopinément ou par coup monté? Telle est ma crainte.

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