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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 20 février 2003

Clartés et pièges de l'histoire

Profitant des débats autour d'une éventuelle invasion de l'Irak, de vieux préjugés culturels et raciaux font présentement surface et enlaidissent des échanges déjà laborieux. On a puisé à pleines mains dans les clichés, dans la relecture rancunière de l'histoire lointaine ou récente, dans l'imaginaire débridé des diverses cultures. Même dans les carrefours internationaux inventés pour que le dialogue se substitue à la guerre, des généralisations bien peu honorables ont osé envahir l'avant-scène. L'histoire cesse d'être éclairante quand chacun s'efforce de l'attacher à son char. L'histoire, en effet, ne livre ses lumières que si l'ouverture d'esprit rend les pièges du préjugé moins nombreux et moins efficaces.

Remarquons, dès le départ, à quel point le racisme excelle à se loger dans les moindres recoins de la mémoire ou du folklore. Quand la langue française parle de « filer à l'anglaise », celle de Shakespeare réplique avec son « to take the French leave ». Et beaucoup peinent à se libérer d'expressions comme les « chinoiseries » ou les « plans de nègre ». Qu'on ne se rende pas compte de la charge émotive que comporte pour l'autre telle expression que l'on emploie innocemment est une excuse de moins en moins crédible. L'histoire a beau ressembler à la traditionnelle auberge espagnole, on la traite bien mal quand on la convertit en prétexte paresseux.

Dans le dérapage actuel, il y a cependant bien pire. Aux yeux d'une certaine presse américaine, par exemple, des pays comme la France ou la Belgique se rendent coupables d'ingratitude lorsqu'ils s'opposent à la nation qui, deux fois dans le même siècle, les a libérés du joug allemand. S'il fallait, sur le terrain piégé des dettes sociales et culturelles, établir une comptabilité méticuleuse, on risquerait pourtant de trouver dans le passé américain les traces innombrables d'explorateurs français et des contributions européennes à l'indépendance américaine, de rencontrer aussi bien Marquette, Cadillac et Duluth que la silhouette de La Fayette. Et les New Yorkais eux-mêmes devraient se reconnaître une dette à l'égard de Peter Stuyvesant, fondateur de New Amsterdam. Et qu'est-ce que cela prouverait?

À propos de la guerre de 1939 à 1945 où, de fait, les États-Unis ont puissamment aidé l'Europe, la même comptabilité hargneuse insisterait sur le fait que les pétrolières américaines ont obtenu de la Maison blanche la permission d'alimenter l'Italie et de prolonger ainsi l'effort de guerre de l'Axe. Elle rappellerait que les États-Unis ont longuement entretenu des relations diplomatiques avec Vichy, que Roosevelt a tout fait pour contourner de Gaulle, que l'Espagne de Franco trouvait de la sympathie à Washington et que la Pologne qu'on range aujourd'hui dans la « jeune Europe » a été abandonnnée à son triste sort jusqu'à Pearl Harbor, c'est-à-dire pendant deux longues années. La France, soulignerait encore cette mémoire tatillonne, avait déclaré la guerre à l'Allemagne dès l'attaque nazie contre la patrie de Chopin. Et qu'est-ce que cela prouverait?

Dans un de ses pires discours, le premier ministre anglais Tony Blair a repris le parallèle éculé et trompeur entre Hitler et Saddam Hussein. Forçant l'histoire à témoigner à l'encontre des faits, M. Blair a martelé que l'Angleterre manquerait à ses devoirs si elle commettait à l'égard de Saddam Hussein l'erreur commise autrefois face à Hitler. Lui, Tony Blair, contrairement à Chamberlain et à Daladier, entendait se dresser à temps sur la route de la dictature. Raisonner ainsi, c'est, comme je l'ai déjà écrit, oublier plusieurs choses. D'abord, que la France et l'Angleterre d'hier sous-estimaient en Hitler un régime puissant et vorace, tandis que Saddam Hussein n'a aucun moyen de porter sa mégalomanie à l'extérieur de l'Irak. Ensuite, que l'erreur d'appréciation commise à propos d'Hitler doit autant et plus aux préjugés raciaux qu'à la lâcheté. Dans son 1939, Michael J. Carley démontre, en effet, comment le snobisme des diplomates anglais et français les a empêchés de prêter l'oreille à ce que leur transmettaient d'excellentes sources russes. À force de considérer ces « Slaves » comme incompétents et de lever le nez sur ce que Moscou leur disait à propos d'Hitler, Paris et Londres se trompèrent sur le Reich. En prenant davantage conscience du poids des préjugés raciaux dans la gouvernance internationale, M. Blair s'interrogerait un peu plus longuement sur les risques d'un axe anglo-saxon comprenant, comme dans Echelon, les États-Unis, l'Angleterre, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada... Mieux vaudrait se méfier d'un racisme terriblement résistant et retors que de chercher dans l'histoire des parallèles inexistants.

D'ailleurs, en plus d'être mauvaise tête, imprévisible et peu portée au bégaiement, l'histoire manie parfois l'ironie avec une mordante efficacité. En France, il y a bien peu de temps, l'extrême-droite de Jean-Marie Le Pen se faufilait jusqu'au deuxième tour de l'élection présidentielle. En résultèrent l'effondrement de la gauche et le couronnement de Jacques Chirac. Par la même occasion, la France enterra, du moins pour un temps, la cohabitation entre une présidence orientée dans une direction et une Assemblée nationale différemment inspirée. Les Allemands furent peut-être les premiers à bien lire la nouvelle situation : quel que soit le verdict que mérite Jacques Chirac, le fait est que son triomphe a permis à la France de parler de nouveau d'une seule voix. Du coup, la France prenait plus de place dans les institutions européennes, réagissait plus vite aux crises, haussait le ton sans crainte d'être affaiblie par les divergences entre l'Élysée, Matignon et le Quai d'Orsay. On connaît la suite : étonnement et colère de Washington face à ce petit coq gaulois qui résiste et parvient à retourner le Conseil de sécurité. Apprécions le spectacle et retournons au point de départ : par ironie de l'histoire, une part de l'actuelle agilité française découle de l'inquiétante percée de Le Pen! Je ne suis surtout pas enclin à remercier M. Le Pen; je dis simplement que l'histoire a le sens de l'humour.

Il n'y a pourtant pas matière à humour dans l'éruption de préjugés à laquelle donne lieu le débat à propos de l'Irak. Il semble, en tout cas, que certains hommes politiques et nombre de médias n'attendaient qu'un prétexte pour retricoter l'histoire et se vider le coeur. Ceux-là reconnaissent tout à coup la lâcheté traditionnelle de tel faux allié. Ceux-là réduisent à un accès de nostalgie impériale l'entêtement que met un vieux figurant à jouer de nouveau les premiers rôles. Ceux-là n'évaluent plus le mérite des idées, mais puisent dans la relecture d'une histoire rentrée la preuve de noirs complots. Si le plaidoyer pour la paix est porté tout à l'heure par le Québec plus que par la clientèle loyaliste des Prairies, ces nouveaux interprètes du passé nous feront sans doute revivre les plaines d'Abraham et la crise de la conscription. Et qu'est-ce que cela donnerait? L'histoire n'est quand même pas un sac de venin dans lequel chacun peut puiser pour regaillardir ses rancunes.

Le plus inquiétant dans ce déferlement, c'est qu'il survient après des décennies d'échanges et de fréquentations, après des dizaines de sommets et de G-7, au terme d'innombrables Davos. On s'est cent fois serré la main. Cent fois on a célébré l'amitié, le respect mutuel, l'attachement aux mêmes valeurs. Puis, tout à coup, l'autre redevient ce qu'il n'a sans doute jamais cessé d'être dans la pensée secrète de son vis-à-vis : un ambitieux, un jaloux, un lâche. Et les masques tombent : pendant que Colin Powell admoneste le Conseil de sécurité comme s'il destinait un pensum à des galopins indisciplinés, le secrétaire général de l'OTAN, M. George Robertson, s'adresse aux pays récalcitrants sur le ton qu'on utilise avec des saboteurs. Dans les deux cas, l'histoire est détournée de son sens. Les institutions internationales ne sont pas nées d'une homogénéité de vues entre les pays, mais d'un espoir presque désespéré : la discussion plutôt que la guerre. Si les épithètes injurieuses fusent aujourd'hui avec trop de naturel, déduisons-en que les sentiments n'ont pas toujours été au diapason des discours, que le préjugé a couvé impunément derrière les sourires et que l'histoire, au lieu de nous apparenter, est asservie par nos préjugés. L'histoire, pourtant, mérite autre chose.

Laurent Laplante

P.S. Le Devoir de fin de semaine écrivait : Le gouvernement belge doit adopter sous peu une politique de prix unique pour les livres. (...) Cette nouvelle loi belge s'inspire largement de la loi Lang française.

Venant de la Belgique qui est, selon le verdict israélien un petit pays « insignificant », cela ne saurait influencer le Québec.

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