Dixit Laurent Laplante, édition du 27 février 2003

L'après-Saddam et le présent de Bush

La peau de l'ours irakien est offerte aux enchères. On prétend toujours ne pas l'avoir encore condamné à mort, mais on rédige son testament. Les comités pullulent qui échafaudent des plans pour placer l'Iraq éventuellement vaincu sous le contrôle d'un gestionnaire américain ou l'autorité d'on ne sait qui. Déjà, les tractations se multiplient pour savoir qui, malgré les déclarations de Colin Powell sur « le pétrole du peuple irakien », s'emparera du contrôle de la ressource. Les opposants à Saddam Hussein qu'on a réunis à Londres et devant lesquels on a fait miroiter l'espoir d'un rôle significatif dans la redéfinition du pouvoir irakien tapent du pied et se demandent s'ils sont déjà oubliés. Tout cela avant que Saddam Hussein ait été déboulonné ou qu'on sache l'ampleur de la boucherie qui se prépare. Tout cela pendant que le président Bush poursuit ses coupes à blanc dans les institutions internationales et met à mal chacun des acquis d'une certaine civilisation. Tant de soin pour l'après-Hussein, si peu pour le présent de Bush. Tant de rhétorique autour d'une résolution, tant de détermination à n'en jamais tenir compte.

La guerre à laquelle Bush et ses acolytes tiennent mordicus n'a pas encore réussi à s'acheter une légitimité. Partout sur la planète, on rejette le concept d'une guerre préventive, tout comme on s'oppose à une attaque qui n'aurait pas reçu l'aval du Conseil de sécurité. Même dans les rares pays qui donnent leur appui au président Bush, comme l'Angleterre, une nette majorité de citoyens expriment leur désaccord. Au sein même de la nation américaine, ils sont nombreux ceux qui veulent en décooudre avec Saddam Hussein, mais qui se dissocient d'une guerre conduite par Londres et Washington seulement. Dans des pays comme la Turquie, il aura fallu de nouvelles promesses d'ordre pécuniaire et géopolitique pour déterminer un ralliement du gouvernement à la meurtrière lubie américaine. S'il est vrai qu'un des pires défauts de la dictature réside dans l'absence de correspondance entre le pouvoir et le peuple, on se demande dans quel univers politique il convient de ranger le coup de force américain. La marge, en tout cas, est énorme entre le vouloir démocratique de la planète et l'acte de piraterie que concocte la Maison blanche.

Il s'agit, en effet, de piraterie, c'est-à-dire d'un crime. Ou, si l'on préfère, d'un lynchage, qui est lui aussi un crime. Aucune des conditions n'est remplie qui permettraient de changer l'acte de piraterie en arraisonnement légitime ou le lynchage en comparution légale. Que l'acte de piraterie soit perpétré au détriment d'un dictateur ne rend pas l'abordage moins barbare. Que le lynchage aboutisse à la pendaison d'un authentique voleur de bestiaux ne diminue en rien le caractère criminel de cette justice privée et expéditive. Ce que le président Bush impose avec morgue appartient au monde de la piraterie et du lynchage, non à celui du droit, de la justice ou de la démocratie.

Rapprochons-nous davantage encore du niveau des pâquerettes et parlons fric. Beaucoup de sociétés ont appris avec le temps qu'il est criminel en démocratie d'acheter des votes. Si l'électeur vote selon les désirs de celui qui verse le pot-de-vin et non selon sa conscience, c'est sur l'argent que s'édifient les gouvernements et ces gouvernements ne seront jamais les émanations démocratiques de la volonté populaire. Face à cette évidence, même des gouvernements corrompus et amoraux comme celui de Jean Chrétien se résignent à parfumer les écuries d'Augias et à réduire quelque peu le poids des caisses occultes. Le même raisonnement a prévalu dans le monde de l'information. La hausse des salaires a dispensé beaucoup de journalistes de la nécessité de manger à tous les râteliers. Avec le temps, les journalistes ont presque tous mis fin au régime des « enveloppes » qui leur rendaient certaines causes plus sympathiques que les autres : ils ont compris que le journaliste payé par sa source prive la société de l'information libre qui nourrit la démocratie. Dans ce secteur aussi, l'argent perdait de son emprise sur la démocratie. L'assainissement honorait l'espèce humaine.

Ce progrès politique et social est directement menacé par l'amoralité du clan Bush. Sans gêne, sans culpabilité, on achète les votes des pays réticents. On enrôle les banquiers du FMI pour qu'ils assouplissent les consciences. On marchande ce que la conviction seule devrait susciter. Au nom de la démocratie, on restitue à l'argent un pouvoir aussi honteux que celui de la tyrannie ou de la dictature. On accorde le même poids au vote payé qu'à l'adhésion libre. Dans mon échelle des crimes contre l'humanité, cette glorification de l'argent aux dépens des valeurs intangibles constitue un sujet d'inquiétude plus mordant que l'attachement de Saddam Hussein à une poignée de missiles bien vite essouflés. Le différence entre 150 ou 183 kilomètres est-elle vraiment dramatique aux yeux de ceux qui ont frappé Hiroshima et Nagasaki sans savoir la portée exacte du champignon nucléaire? Le présent de Bush m'inquiète plus que les esquives de Bagdad.

Dans sa préparation de l'après-Saddam, le clan Bush promet de persister dans sa pratique de la piraterie et du lynchage. L'intention est terriblement manifeste. D'avance, en effet, le justicier américain récuse l'ONU, le tribunal international qui, seul, devrait rendre jugement. Ou l'ONU plie, ou la Maison blanche l'ignorera. Il y aura donc lynchage plutôt que justice. D'avance, on absout les gestes qui iraient à l'encontre des conventions internationales et dont les Américains, comme tous les membres de l'espèce humaine, devraient répondre devant un tribunal impartial et civil. D'avance, on sape la crédibilité du Conseil de sécurité en le traitant comme un cercle de sous-fifres. Au pouvoir de l'argent, on ajoute l'intimidation militaire. Au nom de la démocratie, bien sûr.

Le présent de Bush risque malheureusement de devenir notre avenir à tous. En deux ans, la frénésie guerrière de la Maison blanche a renvoyé au monde des chimères les promesses d'un budget amricain équilibré et même massivement excédentaire. Les dépenses militaires et la paranoïa sécuritaire vampirisent l'économie étatsunienne au point de compromettre toute relance de la prospérité nationale et réduisent, par ricochet, l'optimisme des satellites. Même une Fed à philosophie républicaine s'inquiète de l'irrationnalité des orientations privilégiées par la monomanie du clan Bush. Autant dire que les pauvres, qu'ils soient américains ou qu'ils crèvent aux confins du monde, s'appauvriront encore, que les disparités sociales se creuseront, que la société duale persistera à accorder en partage le confort à un nombre décroissant de nantis et une existence à peine végétative aux autres.

Quelle menace hypothèque le plus dramatiquement l'avenir : le présent de Bush ou les missiles de Saddam Hussein?

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030227.html

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