Dixit Laurent Laplante, édition du 17 avril 2003

Toute la place aux diverses droites

Une fois apaisé le fracas des mots, on peut penser que le vent de changement si souvent mentionné à propos des élections québécoises provoquera des réalignements plutôt qu'un renversement radical des perspectives. Un parti embourgeoisé a cédé les commandes à un parti où les appétits sectoriels surabondent. Tout cela à la frustration d'un troisième parti qui s'était fait le porte-voix d'une forme moderne de crédit social. Le Québec prospérait à droite; il a décidé de vérifier s'il pouvait prospérer davantage en se rendant plus loin à droite. On peut parier qu'une plus grande prospérité sera au rendez-vous, mais que la majorité de la population risque d'en profiter assez peu.

L'inflation verbale typique des campagnes électorales a donné aux mots un sens glorieux que la réalité quotidienne va s'empresser de dissiper. Si, en effet, on a pu, dans les discours, parler de santé sans jamais rien préciser, les prochaines semaines vont forcer le gouvernement de M. Charest à chiffrer un à un les divers postes budgétaires : médicaments, rémunération des médecins, conventions collectives, services à domicile, cliniques privées, etc. De la même manière, l'éducation est appelée à quitter le monde des promesses généreuses et théoriques pour atterrir ces jours prochains sur le sol exigeant des arbitrages et des priorités concrets. Dans chacun des deux cas, on doit présumer que le gouvernement libéral, de par ses propensions traditionnelles et les personnalités qui le composent, agira plus souvent dans le sens des intérêts corporatifs et socialement sélectifs qu'en direction d'une plus grande équité. Professionnels et entreprises considèrent déjà cette victoire comme leur appartenant. Pas de virage en épingle à cheveux, mais alourdissement des pressions et écoute plus « attentive » de la part des gouvernants.

Même situation dans le domaine municipal. Les esquives qui ont permis à M. Charest d'édulcorer ses promesses en matière de fusions municipales ne sont plus possibles. Il faudra trancher : ou une loi permettra de reculer l'horloge et de défaire ce qui vient d'être fait, ou il n'y aura pas de loi. Au lieu de discours démagogiques proclamant à vide le droit des citoyens de se prononcer sur les fusions municipales, M. Charest devra reconnaître et même créer ce droit par voie législative ou confesser que la promesse de revenir en arrière n'a jamais été sérieusement évaluée. La tentation sera forte de prêter l'oreille aux municipalités riches qui souhaitent revenir à leur rentable isolationnisme.

Plusieurs autres tests forceront le parti de M. Charest à afficher ses vraies couleurs. Surveillons l'assurance automobile sans égard à la faute, la privatisation de l'eau, la lutte à la pauvreté, la mise en vigueur du protocole de Kyoto, l'encadrement des sociétés d'État... Même si la coutume veut qu'un nouveau gouvernement jouisse en paix de « cent jours de grâce », certains appétits sont déjà si aiguisés et si manifestes qu'il serait prudent de ne pas se boucher les yeux trop longtemps.

Ce n'est pas à dire que le Parti québécois n'a rien mérité de ses malheurs. Il a tant tardé à s'ausculter sérieusement qu'il s'est enlisé dans des habitudes qui conviennent mieux à la monarchie qu'au régime démocratique. La dérive a commencé sous le règne de Lucien Bouchard, mais Bernard Landry n'a pas suffisamment corrigé la trajectoire. Qu'on remonte, en effet, le cours du temps et l'on datera avec précision le début des malheurs péquistes : le rejet de la candidature d'Yves Michaud dans Montréal-Mercier. N'y voyons pas une cause, mais un indice probant : un autoritarisme parlait qui aurait dû faire bondir des démocrates. M. Bouchard en profita pour donner au Conseil des ministres l'allure d'un choeur docile. La créativité, en bonne logique, perdit du terrain au bénéfice de l'obéissance. Qu'on se souvienne de la triste unanimité avec laquelle l'Assemblée nationale lyncha le citoyen Michaud. Quand, sur cette lancée, M. Bouchard prit prétexte des propos anodins du même Yves Michaud pour rentrer sous sa tente à la manière d'Achille séparé de Briséis, le Parti québécois se retrouva au désert.

Ce fut une autre occasion ratée. Au lieu de consentir à un temps d'incertitude et de brassage d'idées, le Parti québécois couronna M. Landry. Quand celui-ci voulut redonner du tonus au Conseil des ministres, mal lui en prit : les démotions débouchèrent sur des démissions et, forcément, sur des élections complémentaires. On connaît la suite : ce sont ces élections brusquées qui ont propulsé l'Action démocratique (ADQ) à l'avant-scène. Depuis lors, malgré des flottements, le gonflement des votes adéquistes n'a cessé d'éroder les fiefs du Parti québécois. À l'encontre de l'affirmation de Jean Charest (un vote pour l'ADQ est un vote pour le PQ), le scrutin démontre que « un vote pour l'ADQ est un vote enlevé au PQ ». Ne satanisons pas M. Bouchard, car les dirigeants péquistes ont eu depuis son départ le temps, mais pas le goût, d'écouter les électeurs. Notons quand même certaines dates et certains gestes lourdement impériaux et comprenons la tiédeur.

Quant à l'ADQ, sa frustration est légitime, même si elle porte elle aussi une part de responsabilité dans ses malheurs. Le volume des votes recueillis prouve, plus éloquemment encore qu'au précédent scrutin, deux choses : d'abord, que l'ADQ exprime le simplisme politique qu'entretiennent beaucoup de Québécois et qui les rassemblait autour d'un Réal Caouette ou d'un Camil Samson; d'autre part, que le scrutin à la proportionnelle est une urgence. L'ADQ, cependant, n'a qu'elle à blâmer si les raccourcis qu'elle a empruntés l'ont conduite dans les limbes. Tout comme le Parti québécois pensa trouver un thaumaturge en se livrant à M. Bouchard, l'ADQ a cru « gagner du temps » en misant sur des réputations flamboyantes. Le calcul, identique à celui que pratiquent les partis dits pragmatiques, s'est révélé mauvais : aucune des vedettes ne l'a emporté. Posons la question : un vote à la proportionnelle aurait sensiblement accrû le nombre de députés adéquistes, mais la députation supplémentaire aurait-elle ressemblé à la base?

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Deux remarques encore. L'Union des forces progressistes (UFP) a offert une piètre performance, tandis que la politique internationale de M. Chrétien a peut-être sauvé la mise à M. Charest.

Avec un pour cent du vote, la gauche doit elle aussi se regarder. Qu'elle blâme les médias si cela lui convient, mais qu'elle se regarde. Les diverses droites québécoises monopolisent l'attention de façon anormale et indésirable et cela, en soi, devrait ouvrir à la gauche une partie de l'échiquier. Pourquoi n'est-ce pas le cas? En partie, je pense, parce que la gauche cherche encore le ton qui convient. En partie aussi parce que le Parti québécois dont la pensée s'est éloignée de la gauche a conservé l'art d'en manier le vocabulaire. Il en résulte qu'un certain nombre d'électeurs ont voté en faveur du Parti québécois non par enthousiasme, mais par souci de ne pas consolider l'avance libérale. Mais il en résulte aussi que des milliers d'électeurs, déçus de voir le Parti québécois et la gauche se disputer les suffrages au lieu de se ressourcer ensemble, se sont tout bêtement abstenus. Plus qu'un vent de changement, ce qui frappe, c'est l'émiettement et l'attiédissement. Et l'absentéisme.

M. Chrétien ne m'a pas fait de confidence, mais il est clair que son refus d'intégrer le Canada à la « coalition » (?) contre l'Irak a privé le Parti québécois d'un cheval de bataille. Si, en effet, le gouvernement central avait cédé aux pressions américaines et à celles du Canada anglais et du monde des affaires, l'opinion québécoise aurait vilipendé Ottawa et regardé M. Charest d'un autre oeil...

Parler de changement serait excessif. Vigilance aidant, il y aura un déplacement modéré vers plus de droite. Si la vigilance fait défaut, la concentration de la presse et les pressions corporatives transformeront l'ajustement en changement majeur et regrettable.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030417.html

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