Dixit Laurent Laplante, édition du 28 avril 2003

Les défis de l'Europe

De même que l'OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) a toutes les raisons du monde de s'inquiéter de ce que les États-Unis feront du pétrole irakien, de même l'Europe a intérêt à se sentir visée par l'offensive diplomatique que mène la Maison blanche contre la France. De son côté, la France doit savoir et se répéter que même ses plus respectables trouvailles diplomatiques ne lui vaudront que des déboires si l'Europe entière ne devient pas un contrepoids à la fringante hégémonie étasunienne.

La notion de contrepoids importe ici au plus haut point. Sur ce point, les approches les plus diverses convergent pour discréditer l'hégémonie et valoriser l'équilibre. Quand se dégage un monopole et que cesse la concurrence, que ce soit en téléphonie ou en dragage, la probabilité des abus grandit. L'abus est si prévisible que la plupart des pays soumettent les monopoles (et même les oligopoles) à divers contrôles pour protéger le public ou rétablir une concurrence minimale. Ainsi naissent les CRTC, les régies de l'énergie, les tribunaux antimonopoles, etc. En matière politique, même constat : même les dictatures les plus « éclairées » font peur puisqu'elles règnent sans limite aucune ni dans le temps ni dans les manières. L'observation de la nature dira la même chose : une espèce qui ne subit la pression d'aucun prédateur prolifère aux dépens de ses proies et finit dans le surpeuplement et la mort. C'est d'ailleurs un poncif particulièrement cher au libéralisme économique que d'ériger la concurrence et donc les contrepoids en panacée.

On comprend donc très mal le reproche adressé à la France par plusieurs des proches conseillers de la Maison blanche. À les entendre, la diplomatie française se conduirait de honteuse façon en tentant de dresser l'Europe contre les États-Unis. Que la France se refuse à la servilité, le crime est déjà punissable; qu'elle cherche à créer un bloc contre la puissance américaine, cela, à sa face même, révélerait dans l'âme française un abîme de méchanceté. Le pire, c'est que la France ne sait plus si elle doit passer aux aveux et protester de sa parfaite américanophilie, ou si elle peut, en toute décence, rechercher le soutien d'autres pays. Le cap à suivre est pourtant tout indiqué : pour la France, pour l'Europe, pour le monde et même pour les États-Unis, il est sain, nécessaire et urgent que le débat démocratique survive à l'actuelle frénésie de l'hégémonie étasunienne et que l'humanité puisse apprécier librement diverses orientations. Le désir du contrepoids n'a rien d'une maladie honteuse; il respecte le petit quelque chose qui, malgré tout, apparente le libéralisme et la démocratie et qui s'appelle la liberté de choix.

La France, on s'en doute, sait quelle rancune lui vaut son crime de lèse-hégémonie. Les menaces n'ont cessé de pleuvoir sur elle depuis qu'elle a osé gripper la suave mécanique du Conseil de sécurité. Le président Chirac a même dû, dans un geste sensé et quand même humiliant, reprendre lui-même contact avec le président Bush. Les sanctions contre la France ne sont pourtant pas mises au rancart, bien au contraire. Qu'on écoute la publicité électorale du président Bush et l'on y retrouvera le président Chirac dans le rôle de l'homme à abattre. Paris n'a pas besoin qu'on le lui rappelle.

La pire punition, ce sera évidemment l'isolement, la mise en quarantaine, l'ostracisme rancunier et étanche. Cette offensive est en marche. À l'OTAN, Colin Powell promet qu'on recourra aux mécanismes militaires, de manière à ce que les réunions se tiennent sans contribution française. Le Conseil de sécurité lui-même se fera distrait et purement décoratif, tout simplement pour priver la France d'une tribune qu'elle a trop bien utilisée récemment. Comment la France évitera-t-elle de se faire accrocher au cou une clochette de lépreux?

Le président Chirac, jamais à court de projets, a ressenti le besoin de tourner le regard vers l'information télévisée. Pourquoi ne pas créer, a-t-il demandé, un réseau de type CNN parlant français? Sans qu'il ait à le clamer, il est clair que le président français n'a pas apprécié, pas plus que Charles de Gaulle après la scène du balcon, que le compte rendu et l'interprétation de l'actualité dépendent toujours de la presse de langue anglaise et d'allégeance américaine. M. Chirac fait cependant fausse route. Autant le diagnostic se défend, autant la solution demeure inadéquate. D'une part, ce n'est pas avec quelques millions d'euros qu'une CNN à la française rivalisera avec les empires de presse sur lesquels la Maison blanche exerce son influence. D'autre part, ce n'est pas d'un réseau en langue française dont le débat démocratique a besoin, mais de caméras sensibles aux différences et rendant compte de la diversité politique et culturelle de cette terre. La solution ne sera pas française, mais polyglotte, multiethnique, suffisamment délocalisée pour éviter les conditionnements. La France marche au gaspillage et à l'abattoir si elle s'entête à chercher dans ses seules ressources et sa seule culture les moyens de contrer l'homogénéisation de l'information.

Ce n'est pas seulement en matière d'information que la France doit, d'urgence, provoquer des alliances et s'effacer pour qu'elles se nouent. Au sein de la nouvelle Europe, la France doit, n'en déplaise aux infaillibles qui entourent le président Bush et qui martyrisent les contradicteurs, construire l'indispensable contrepoids. Tant que les pays européens dans leur ensemble ne comprendront pas la nécessité d'une pensée commune face aux exigences américaines, Washington gouvernera l'Europe. De même manière, si les capitales européennes se taisent quand le secrétaire d'État Colin Powell décrète que l'OTAN prendra ses décisions sans Paris, l'OTAN devient une insignifiante succursale du pouvoir américain. Le défi de la France, c'est de rallier l'OTAN et l'Europe à la création de contrepoids. Ce faisant, ce n'est pas seulement l'Europe qui recouvrera dignité et marge de manoeuvre, mais le monde entier. Il est étonnant, à cet égard, que la France et l'Allemagne n'aient pas demandé au Canada une plus grande cohérence : il était louable que le Canada s'abstienne de participer à l'agression américaine, mais pourquoi le Canada s'est-il rangé dans le mauvais camp lors de l'affrontement à l'OTAN?

Le terrain économique doit lui aussi faire émerger un contrepoids. L'actuel délabrement de l'économie étasunienne ouvre d'ailleurs un créneau presque inattendu aux offensives que pourrait mener l'euro contre le dollar américain. Quand un pays, même du gabarit des États-Unis, affiche un déficit de 250 milliards après un semestre, la prudence aurait normalement droit de parole. Quand la Maison blanche oublie cette règle et exige en plus du pouvoir législatif une réduction des impôts d'au moins 550 milliards (à défaut du 750 milliards exigé d'abord), il s'en trouve, même dans les rangs républicains, pour freiner intelligemment des quatre fers. Que la Maison blanche fasse miroiter devant Allan Greenspan l'espoir d'un nouveau mandat à la tête de la « Fed » n'empêchera probablement pas ce gourou redouté d'exprimer à nouveau sa surprise devant les imprudences républicaines.

Dans ce contexte, le spectaculaire renforcement de l'euro peut constituer, non seulement pour l'Europe, mais pour bien des pays et particulièrement pour les producteurs de pétrole, une séduisante tentation. Si le dollar perd son attrait comme valeur refuge, un euro costaud peut présenter des avantages. Sur ce front, comme sur les autres, la France, qui éprouve sa part de difficultés budgétaires, doit agir de conserve avec l'Europe.

Dans une hypothèse, les Européens s'avancent en rangs brisés et accordent aux États-Unis l'avantage écrasant de négociations bilatérales; dans l'autre, les Européens font l'inventaire de leurs intérêts communs et deviennent ensemble et avec d'autres pays le contrepoids indispensable.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030428.html

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