Dixit Laurent Laplante, édition du 8 mai 2003

Faudra-t-il donc regretter Jean Chrétien?

Au rythme où se déroule la course (?) à la direction du Parti libéral du Canada, on peut parier que l'ennui aura eu raison de l'électorat bien avant qu'on puisse lire dans l'affrontement la promesse d'un quelconque assainissement de la politique canadienne. Ni en éthique, ni en respect de la constitution du pays, ni en politique internationale, ni en humanisation des perspectives, les trois candidats n'ont, en effet, offert de grand sujet de réjouissance. Au point que le jour pourrait venir où, devant l'insignifiance du nouveau leadership, on s'ennuierait (un peu) de Jean Chrétien...

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Le bilan éthique de Sheila Copps, de John Manley et de Paul Martin s'établit en peu de temps. Point n'est d'ailleurs besoin de prolonger la recherche puisqu'ils se sont déjà accusés les uns les autres de manquer de transparence, de côtoyer d'un peu trop près les conflits d'intérêts ou d'oser des promesses irréfléchies. Ils doivent s'y connaître. Le plus mal en point est sans doute Paul Martin qui a tout fait pour éviter les regards indiscrets sur sa caisse électorale et qui, ministre des Finances pendant des années, n'a ni coupé les liens avec son entreprise familiale ni géré en bon citoyen ses mises en chantier, ni choisi correctement les drapeaux et les équipages de ses navires. Paul Manley et Sheila Copps, de leur côté, ont montré à propos du financement de l'industrie culturelle (quelle expression!) qu'ils tenaient davantage, l'un et l'autre, à nuire à l'adversaire qu'à soutenir la création. À cela s'ajoute, dans le cas de Sheila Copps, les multiples contorsions dont elle s'est montrée capable dans le financement de la propagande en faveur de l'unité canadienne. M. Manley, quant à lui, trouve apparemment de bonne guerre d'utiliser son poste d'actuel ministre des Finances pour compliquer l'existence de Sheila Copps.

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En ce qui a trait au partage des responsabilités et du financement entre les deux paliers de gouvernement, le trio ne fait pas mieux. Ni M. Martin ni M. Manley, à titre d'ancien ou d'actuel ministres des Finances du gouvernement central, n'admettent l'existence d'un déséquilibre fiscal entre Ottawa et les provinces. Les deux tombent plutôt d'accord pour inciter les provinces à relever leurs propres taux d'imposition si elles estiment avoir besoin de sommes supplémentaires. Les provinces le feraient-elles que ces deux bons apôtres leur reprocheraient sans doute de rendre le Canada moins concurrentiel. MM. Martin et Manley n'ont d'ailleurs pas plus d'objection l'un que l'autre à réserver à Ottawa un droit de regard sur l'utilisation des nouveaux fonds fédéraux en matière de santé. Il est vrai (?) que le gouvernement fédéral a montré une telle rigueur dans l'inscription des armes à feu, dans l'attribution des contrats de publicité et dans la gestion du ministère des Ressources humaines que ce paternalisme se justifie aisément...

Sheila Copps, faute d'avoir été ministre des Finances, échappe à ce genre de reproches, mais elle partage avec ses deux rivaux la même incompréhension de la constitution canadienne. Quand MM. Manley et Martin promettent une intrusion massive d'Ottawa dans le champ de l'éducation, domaine clairement confié aux provinces par la constitution, Sheila Copps ne peut que s'entendre avec eux, tant elle a toujours confondu éducation et culture pour mieux envahir les deux domaines.

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La politique internationale ne fournit pas, elle non plus, matière à espoir. Bien au contraire. C'est le domaine par excellence où Jean Chrétien a su, malgré les flottements et les imprécisions de sa gouvernance, se donner récemment une respectabilité inattendue, mais c'est aussi un des domaines où deux des aspirants à son poste promettent d'affaiblir encore la minuscule autonomie canadienne. Plutôt que de poser le geste courageux de M. Chrétien, ni M. Manley ni M. Martin n'auraient refusé de s'allier à l'agression américaine contre l'Irak. Ils se sont même permis, tous deux, d'aller aussi loin dans la déloyauté qu'ils pouvaient le faire sans contredire leur chef publiquement. Avant même d'avoir l'autorité pour le faire, ils pressaient même leurs collègues de ne pas critiquer les États-Unis. L'un ou l'autre aurait-il été à la tête du gouvernement canadien que le Canada aurait rejoint la « coalition » qui n'en était pas une. Quant à Sheila Copps, peut-être est-il injuste, face à ses silences, face aussi à la loyauté qu'elle manifeste généralement à l'égard de M. Chrétien, de lui adresser de trop vifs reproches à ce propos. En effet, au moment où MM. Martin et Manley s'expriment ouvertement en faveur d'une adhésion canadienne à l'incertain bouclier spatial américain et où M. Chrétien lui-même patine à reculons, Sheila Copps formule plutôt d'heureuses réticences.

Deux autres dossiers, le protocole de Kyoto et le conflit au Proche-Orient, suscitent aussi l'inquiétude à approche d'un changement de la garde. Là encore, ce sont MM. Martin et Manley qu'il convient de surveiller avec le plus de méfiance. Ni l'un ni l'autre n'aiment voir le Canada se distinguer des États-Unis à propos des gaz à effet de serre. L'un et l'autre feraient des efforts pour que l'effort requis par Kyoto soit consenti et payé par le public plutôt que par l'industrie gazière et pétrolière. Ni l'un ni l'autre n'oseront jamais contredire les vues de Washington sur le Proche-Orient et doter enfin le Canada d'une politique qui soit équitable pour les Palestiniens en même temps que pour Israël.

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De même on chercherait vainement dans les décisions et les déclarations des deux principaux candidats la trace d'une compassion nouvelle à l'égard des chômeurs et de ceux que menace l'accélération technologique ou l'épuisement des ressources naturelles. M. Martin n'a réussi à équilibrer le budget canadien qu'en puisant dans la caisse de l'assurance-emploi; M. Manley a montré une moindre gourmandise, mais il n'a pas vraiment inversé la perspective.

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Je ne demanderai certes pas à M. Chrétien d'ajourner un départ qui a déjà trop tardé. En revanche, il est tragique d'avoir à craindre que les aspirants à son poste fassent pire que lui.

Je n'ai pas envisagé la possibilité que le prochain gouvernement central ne soit pas libéral? Non. Et vous?

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030508.html

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