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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 12 mai 2003

La force prime le droit?

On dépense présentement beaucoup de temps et d'ingéniosité à chercher quelle influence a fait de l'entourage immédiat du président Bush une clique de mégalomanes belliqueux. D'hypothèses en confidences, de rétrospectives en déductions, on remonte le cours du temps et on aboutit à l'enseignement de Léo Strauss qui, du coup, devient, depuis sa tombe, le père d'une doctrine remettant en cause la gouvernance du monde. L'homme enseignait pourtant Platon et Aristote autant ou plus que Machiavel. On lui présenterait sa descendance spirituelle et surtout militaire et commerciale qu'il serait peut-être aussi estomaqué qu'Einstein se découvrant responsable de la bombe atomique. L'important est ailleurs : dans le culte rendu à la force comme valeur ultime par l'équipe rassemblée autour de George Bush. Que Strauss ait ou non voulu ériger la loi de la jungle en référence suprême, qu'il ait ou non affirmé que « the natural right of the stronger » devait prévaloir, cela ne rend pas ses fils spirituels moins responsables de leurs actes ni moins dangereux.

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Il ne s'agit pas de découvrir soudainement que la force détermine bien des orientations. Elle l'a toujours fait. Ce qui diffère d'hier, c'est que la force ne soit pas seulement redoutée ou brandie, mais qu'elle soit honorée comme une déesse et qu'elle reçoive un véritable culte. C'est qu'elle soit vénérée comme une vertu, comme une dignité à nulle autre pareille. Le puissant a toujours ressenti une propension vers l'affirmation; en ce temps-ci, celui qui possède la force se prétend investi du devoir de l'étaler. Ce n'est pas que son tempérament du musculeux le pousse à dominer, il s'en défend bien, mais il lui incombe d'accomplir les tâches qu'impose la possession de la force. Le lion n'en veut pas à l'antilope, mais son devoir est de la tuer. Et l'hégémonie étasunienne, sous les ordres et la caution de la déesse Force, tue en se convainquant que ses autels méritent les sacrifices humains. Prêtres béats d'un culte cruel.

En se transformant ainsi en mandat quasi génétique, la force moderne évite les pièges dans lesquels sont tombées les précédentes cohortes de puissants. On ne peut plus lui fixer de limites, la sensibiliser aux souffrances que cause son déferlement, l'inciter à se faire plus sélective dans le choix de ses victimes. Non, cette force n'entend que ses voix et ces voix sont belliqueuses. Belliqueuses et sereines : « Va et écrase, sous peine de manquer à ta nature. » Dans cette perpective, il est utile et sécurisant pour certaines consciences de pouvoir se revendiquer d'un Léo Strauss ou du Silence des agneaux.

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Ainsi nimbée d'une morale qui rend toute discussion impossible, la force se met en branle sans même s'apercevoir qu'elle piétine d'autres valeurs. La force prime le droit. Un pays souverain est conquis sans l'approbation de la communauté internationale. Bien plus, on lui assigne un proconsul d'origine militaire qu'on remplacera capricieusement par un autre galonné sans jamais consulter ceux que la force a censément libérés. Emporté par son bouillant déterminisme, la force jouit des conquêtes plus que des consolidations : sitôt démembré, le pays humilié est abandonné à la soif, à la faim, à l'insécurité, à l'effacement de sa mémoire. La force n'a pas vocation d'assumer de tâches indignes de son sang. Tout au plus s'efforcera-t-elle de soutirer au pays labouré par les bombes et truffé d'explosifs à retardement ce qu'il possède encore de richesses pétrolières.

Puis, après un coup d'oeil vers la déesse, l'hégémonie procède à la sélection de ses prochaines cibles. Ainsi, déclare le puissant, s'accomplit la loi de la nature dont je suis l'instrument.

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Malgré nous, nous nous heurtons ainsi à des choix dramatiques. Faut-il appliquer le principe du « if you cannot beat them, join them » (si vous ne pouvez les vaincre, ralliez-vous à eux)? Faut-il, au nom d'un pragmatisme aux allures de résignation, s'allier à la force pour en recevoir les faveurs et en éviter la rancune? Faut-il collaborer à la création d'un bouclier antimissiles dont l'hégémonie n'a besoin que si elle entend attaquer autrui en toute impunité? Car le mensonge surgit une fois de plus : on ne peut pas à la fois pratiquer la guerre préventive et se prémunir contre toute attaque grâce à un bouclier, détruire d'avance les États jugés menaçants et les croire encore capables d'offensives meurtrières. Faut-il s'allier à une hégémonie qui ne peut être que conquérante ou choisir la voie plus épineuse de la coexistence pacifique?

La question n'est pas de savoir si la déesse Force tolère les hérétiques. La réponse est non. Les « coalisés de la non-agression » subiront les foudres de l'hégémonie. Les contrats seront réservés aux dociles, les risques de mise à l'écart augmenteront pour les réticents. De cela, il n'est pas permis de douter. De même qu'on peut, en l'absence du droit, acheter l'élection d'un président, on peut, parce que la force prime le droit, acheter l'assentiment des pays trop pauvres ou pas assez courageux pour se donner une épine dorsale. Démocratie vénale? Même pas. Substitution de moins en moins subtile de la force au droit. Des pays comme la France, l'Allemagne, la Belgique osent, jusqu'à maintenant au moins, préférer le droit au confort de la servitude. Le Canada aura d'ici peu un gouvernement qui aime le confort.

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La peur, malheureusement, n'agit pas seulement sur les gouvernements et sur les myopes déracinés de nos filiales de conglomérats. Elle agit aussi sur nous avec d'autant plus d'efficacité que nous ne savons plus si la résistance donne des résultats. Courir des risques si cela change les perspectives, c'est une chose; défier le ciel pour le seul plaisir d'être foudroyé, c'est du masochisme. Du moins est-ce le sophisme que nous sert le pragmatisme dans le travail de sape dirigé contre la société civile.

Ce que ce pragmatisme ne peut comprendre, c'est que la force ne fait que répéter ses erreurs si elle tente encore d'asservir durablement l'espèce humaine. De Chaplin à James Bond, ils sont intarissables les récits où de frénétiques consortiums complotent pour figer le monde dans la passivité. Dans chaque cas, et l'histoire confirme la tendance, la force finit par trouver sur la route de sa démesure une autre force souvent faite de résistance souterraine, d'anarchie délibérée, de réseaux à visage humain. Et les affrontements, une fois de plus, conduisent tout ce beau monde à la négociation, à l'élaboration de règles, à la formulation de droits.

Le monde croira alors la paix fermement établie et le bon sens rétabli dans sa séduction. Il le croira jusqu'à ce que la déesse Force se trouve un nouveau catéchumène et le convainque du droit du plus fort à piétiner le droit. Certes, le fondamentalisme halluciné d'aujourd'hui constitue une menace sans précédent. L'erreur serait pourtant de se laisser convaincre que « deux et deux font cinq ». Il faut croire au « quatre » et préparer son rétablissement.

Laurent Laplante

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