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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 15 mai 2003

Politique et mise en marché

En raison de son retentissement sur la vie des personnes et des sociétés, mais aussi de ce qu'elle exige de ceux qui la pratiquent correctement, la politique mérite tous les égards. Même si le libéralisme sauvage lui mène la vie dure et recrée sans cesse les disparités qui alimentent le désespoir et la révolte, la politique demeure au moins théoriquement la seule possibilité globale de rendre le monde plus équitable et plus compatissant. Le scepticisme règne pourtant. D'une part, parce que le monde politique compte lui aussi ses menteurs et ses arnaqueurs. D'autre part, parce que la mise en marché intervient désormais si souvent dans la diffusion du message politique que nombre de politiciens recherchent eux aussi l'astuce plus que la clarté et l'approfondissement.

Ne le nions pas. La corruption, les abus de pouvoir, les coups de force, l'arbitraire enlaidissent tellement le renom de l'activité politique que la différence s'estompe et même s'abolit entre la sphère confiée aux élus et celle qu'accaparent et exploitent les initiatives et les gourmandises du secteur privé. Cela, cependant, n'est pas irrémissible. L'élu, en effet, n'est pas inamovible. Les élections ont précisément pour objet de purger périodiquement le système et de faire souffler un vent de réforme et de transparence sur la chose publique. En ce sens, les lacunes du secteur public peuvent se corriger par la logique même du système. L'inverse n'est pas vrai, car rien dans le libéralisme débridé ne freine la démesure.

Une tentation commune aux deux univers intervient cependant qui rend moins fiable l'assainissement promis par le processus électoral. Il s'agit, pour user d'un terme réducteur, de la mise en marché. De même qu'elle rend indispensable le gadget qui ne survivra pas à la saison, cette technique est tristement capable de réduire à rien la différence entre le politique respectable et le démagogue dangereux, capable d'enrober d'une même aura le geste admirable et le vol caractérisé, le souci des enfants irakiens et le détournement du pétrole de leur pays. Quand le travail de mise en marché atteint sa pire mesure de nuisance, les pouvoirs politiques aboutissent dans les mains d'individus indignes de la confiance du public et déterminés à soumettre les sociétés à des appétits inavouables. Même dans les cas où les techniques de mise en marché mettent leur eficacité au service de causes légitimes et de gouvernants respectables, une part du risque demeure : celui d'accorder beaucoup trop d'attention à l'emballage et de laisser le contenu dépérir au profit du contenant. La mise en marché accroît la visibilité de toutes choses, presque toujours en attirant l'attention sur l'accessoire.

Les exemples foisonnent. Quand un président américain descend du ciel comme un Père Noël de centre commercial et transforme en coup médiatique l'hommage aux militaires américains qui ont servi d'instruments à la mégalomanie, la sincérité n'est pas au rendez-vous. Des experts en mise en marché ont peaufiné la scène, spéculé sur l'attrait des images qui débilitent l'information au lieu de la servir, utilisé l'uniforme comme une prothèse virilisante. Cela est méprisable.

Quand la mise en marché persuade l'opinion américaine et britannique que l'agression contre l'Irak se justifiait même si aucune des accusations lancées contre Bagdad ne s'est avérée, il y a manipulation, stérilisation du processus démocratique, fausses représentations. La mise en marché fait oublier qu'il n'y avait aucun kamikaze irakien dans les vols qui ont ensanglanté New York en septembre 2001, qu'on n'a prouvé aucun lien entre Saddam Hussein et al-Qaeda, qu'on n'a encore rien trouvé des armes dont il fallait d'urgence empêcher la dissémination, que Bagdad a perdu l'eau, l'électricité et son histoire. Parvenue à une aussi abjecte efficacité, la mise en marché peut faire disparaître la seule supériorité de la sphère publique : le scrutin comme remède aux aberrations. C'est chose faite aux États-Unis : celui qui gouverne n'est pas celui qu'avaient choisi une majorité de citoyens. Les autres falsifications s'ensuivent : l'agression ne visait pas à libérer les Irakiens, mais à voler leurs ressources; les résolutions soumises ou imposées à l'ONU ne dévoilent pas les intentions réelles; malgré qu'ils aient 13 ou 14 ans, les jeunes talibans détenus depuis un an et demi à Guantanamo ne sont pas, selon Donald Rumsfeld, de « vrais enfants »... Depuis l'élection douteuse de George Bush, la mise en marché s'est mise au service d'un tricheur que le maire de Londres vient de décrire avec virulence et justesse. Une démocratie vidée d'un scrutin fiable, cela s'appelle la dictature.

La mise en marché n'a pas de grand ajustement à faire quand elle s'éloigne de la Maison blanche pour ouvrir le chantier du Proche-Orient. Sans trop d'effort, elle ramène dans les supputations journalistiques un « processus de paix » qui n'a pas assez de vie pour constituer un processus et qui ne vise surtout pas la paix. Elle qualifie de « feuille de route » un texte fumeux qui consolide l'impasse. Sans qu'il y paraisse, la mise en marché fait oublier que quatre entités (ONU, Russie, Europe et États-Unis) apparaissent dans la photo des participants officiels à la négociation, mais que tout va se jouer lors de la rencontre du 20 mai entre Ariel Sharon et le président Bush, en l'absence, par conséquent, des trois quarts du quatuor. La mise en marché escamote également le fait que ce ne sont pas les Palestiniens, mais les pressions extérieures qui ont déterminé le choix des représentants palestiniens à la table de la pseudo-négociation. Autre mensonge accrédité par une technique infiniment puissante.

En est-il autrement au Canada et au Québec? Les intérêts sont moins importants, certes, mais la mise en marché ne méprise aucun contributeur. La technique a donc convaincu le Parti libéral fédéral et une bonne partie de l'opinion publique que l'ex-ministre des Finances, Paul Martin, donnera au pays une gouvernance radicalement améliorée. La conviction ne repose pourtant sur rien. L'homme n'a jamais eu de scrupule à fonder sa réputation de sage gestionnaire public sur le siphonnage des caisses d'assurance-chômage ou à gérer sa compagnie de navigation personnelle sans le moindre souci de l'intérêt canadien. L'homme a cent fois promis d'effacer les dettes des pays les plus pauvres, mais il a eu tout juste le temps d'effacer sur demande étasunienne l'ardoise du Pakistan auprès de l'ACDI. La mise en marché fait également oublier que M. Martin a tenté ce qui était dans les faits un coup d'État et qu'il s'emploie avec la plus parfaite déloyauté à infléchir de l'extérieur la politique du cabinet Chrétien.

À Québec aussi, on fait appel à la même technique. Le nouveau gouvernement emploie des moyens inélégants pour faire croire à un trou financier de plusieurs milliards. Il promet aux municipalités ce qu'il aura tout à l'heure la sagesse de leur refuser. Il fait croire aux municipalités fusionnées contre leur gré qu'on peut par magie défaire une omelette et retourner chacun des oeufs à sa coquille. Quant à l'opposition péquiste, elle s'oppose énergiquement à ce que seules les municipalités fusionnées puissent voter lors des éventuels référendums sur les « défusions ». Il n'y a pas longtemps, le même parti jetait les hauts cris à l'idée que les autres provinces puissent se prononcer elles aussi sur la souveraineté québécoise...

Rien d'étonnant à ce que la mise en marché prête ses haut-parleurs à toutes les causes, car elle n'a que faire de la vérité, de l'équité, de la décence. Elle n'est qu'une technique. Le problème, c'est que notre myopie nous fait croire que les causes gagnantes sont les plus méritantes.

Laurent Laplante

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