Dixit Laurent Laplante, édition du 26 mai 2003

Les choix de l'État

Une correspondante attire mon attention sur les réticences du nouveau gouvernement québécois à propos de la rémunération des cueilleurs de petits fruits. On ne voudrait plus leur accorder l'accès au salaire minimum. Chaque fois qu'il est question d'améliorer le sort des gagne-petit, dit-elle, on nous prédit l'apocalypse sous forme de faillite économique. Pourtant, quand il s'agit de hausser les salaires déjà confortables des groupes les plus avantagés, gestionnaires et médecins par exemple, l'État passe à l'action comme si ses ressources étaient illimitées. En peu de mots, cette observation conduit à demander à l'État quelles sont ses priorités et quels oublis il estime pouvoir se permettre.

Dès le départ, il faut savoir que l'idée d'accorder aux cueilleurs de petits fruits les avantages du salaire minimum ne plaisait pas plus au précédent gouvernement qu'à celui-ci. Si le Parti québécois a fini par s'intéresser à ce secteur de l'économie, c'est à la fin de ses deux mandats, pas avant. Juste à temps pour influencer un certain électorat, juste à temps pour embarrasser le Parti libéral. Manque total d'enthousiasme des deux côtés de la barricade politique.

Pourquoi cette lenteur et même cette réticence à étendre le salaire minimum à de nouvelles tranches de la population? Parce que, selon les frileux prophètes du libéralisme tout azimut, le Québec affaiblira sa position concurrentielle s'il consent à certains groupes de travailleurs des avantages que leur refusent les autres collectivités. Le propriétaire d'une bleuetière ne pourra plus vendre sa production à aussi bon compte que le concurrent d'une province ou d'un État voisin si le gouvernement augmente ses charges salariales et réduit sa marge bénéficiaire. Le raisonnement ne date pas de la dernière pluie. Les commerçants de Bordeaux se battirent longtemps contre l'abolition des galères : ils ne pourraient survivre, disaient-ils, s'il leur fallait payer des rameurs au lieu de bénéficier des services gratuits des forçats. Dans la même veine, l'esclavage a souvent tenté de se justifier par des raisons économiques : sans esclaves, c'est à une main-d'oeuvre coûteuse qu'il faudrait recourir. On connaît la suite : Bordeaux a survécu et les États-Unis ont profité de l'abolition de l'esclavage pour conquérir la première place dans l'économie mondiale.

L'argument ne manque donc ni d'ancienneté ni de force. On l'a cependant en partie neutralisé lorsque le Québec et l'Ontario, par exemple, ont synchronisé leurs retouches au salaire minimum : en augmentant le salaire minimum aux mêmes dates et dans des proportions comparables, les deux provinces préservaient le statu quo dans leur situation concurrentielle.

Le problème retrouve sa virulence (et ses prophètes) lorsqu'une collectivité sabre dans ces maigres acquis et pratique la surenchère à la baisse dans les coûts sociaux. Or, le Canada n'a pas manqué au cours des récentes années de gouvernements prêts à considérer toutes les dépenses publiques comme injustifiables. Tant au palier des provinces qu'à celui du gouvernement central, les assauts ont été constants et cruels contre les plus démunis. La question, dès lors, ne se pose plus seulement en termes d'harmonisation et de synchronisation. Chaque gouvernement doit décider et dire si toutes ses décisions obéissent aux seuls critères économiques ou si telle chose que la répartition de la richesse et l'élimination des plus criantes disparités sociales font partie de ses objectifs. Le gouvernement libéral, en début de mandat, ne peut échapper à ces clarifications. C'est d'ailleurs en bonne partie parce que le Parti québécois ne parvenait plus à définir ses valeurs qu'il a été mis sur la touche.

Je ne contesterais donc pas que l'augmentation ou la généralisation du salaire minimum peut placer les producteurs québécois dans une situation quelque peu déplaisante. En revanche, rien n'interdit à l'État québécois de choisir ses valeurs et d'orienter son soutien vers les couches sociales défavorisées plutôt que vers les groupes déjà nantis. Gaver l'ingrate General Motors et les alumineries et lésiner dans le financement des garderies et des CLSC, c'est un choix. Ne pas construire de logements sociaux et s'en remettre au marché du soin d'offrir aux familles un habitat décent et abordable, c'est un choix possible et regrettable. Ne rien dire ni faire quand les banques et les pétrolières vampirisent la conjoncture économique, c'est un choix envisageable, mais honteux. Un exemple de choix plus respectable, c'est celui-ci : Hubert Beuve-Méry, directeur du journal Le Monde, « en pleine pénurie de papier, à la Libération, préféra diviser par deux le tirage de son journal plutôt que de réduire sa pagination » (La face cachée du Monde). Insister pour que les salaires et autres rémunérations des gestionnaires et des professionnels progressent à un rythme infernal et se résigner à ce que les revenus d'appoint des travailleurs occasionnels croupissent dans l'indécence, c'est un autre type de choix. Ces choix, pour prudents qu'ils se prétendent, n'échappent pas au paradoxe : comme se fait-il qu'une personne placée au sommet de l'échelle ait besoin d'être heureuse et bien traitée pour produire et que la personne au bas de la même échelle doive travailler malgré le mépris dont on l'entoure?

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Puisqu'il est question de choix, regrettons celui dont vient d'accoucher le Conseil de sécurité. Récompenser une agression parfaitement illégale ne sera jamais un motif de fierté ni un souvenir agréable pour l'organisme. Célébrer comme un heureux retour à l'harmonie une unanimité faite de peur, de gourmandise et d'hypocrisie, c'est un choix dont il faut dès maintenant préparer le renversement. Certes, il fallait libérer l'Irak des sanctions infligées à sa population, mais cela n'aurait pas dû conduire à placer le pays sous tutelle.

Il n'y avait pas d'autre choix? C'est à voir. La transparence, par exemple, valait mieux que le verbiage et le mensonge. Si la France, la Russie, la Chine estimaient devoir se soumettre à l'hégémonie américaine, elles pouvaient au moins le dire. Maquiller en vertu ce qui est une démission, c'est un choix; admettre publiquement qu'il y a contrainte et qu'on ne la peut briser, cela en aurait constitué un autre.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030526.html

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