Dixit Laurent Laplante, édition du 2 juin 2003

Des libéraux conservateurs?

Quand un porte-parole américain a exprimé le déplaisir de son gouvernement devant le projet canadien d'assouplir l'interdiction de la marijuana, la surprise a été nulle. En matière de lutte contre les mille formes de drogue, notre puissant voisin accumule les championnats les moins glorieux : celui de la plus forte consommation, celui de la répression la plus intransigeante, celui de l'insuccès systématique, celui des emprisonnements coûteux et massifs... Ce qui étonne, en revanche, c'est de trouver le nouveau gouvernement québécois dans le camp de ceux qui préfèrent une loi dure et inapplicable à un régime plus permissif, moins arbitraire et plus gérable. Dans ce dossier comme dans celui de l'assurance-automobile, le nouveau ministre québécois de la Justice, M. Marc Bellemare, entreprend son règne sous les pires auspices. Le ministre de la Sécurité publique le soutient, mais cela n'embellit pas la situation.

Que l'infiltration de la drogue dans nos sociétés soit une tragédie, qui le contesterait? Les drames humains de la dépendance témoignent quotidiennement de ce que sont vraiment les « paradis artificiels ». En outre, les coûts qu'impose la drogue à l'ensemble de la société sont tels que même ceux et celles qui se tiennent loin de la tentation sont pénalisés dans leur qualité de vie et l'ampleur de leurs impôts. Sur ce terrain, par conséquent, la controverse est à peu près inexistante : la drogue n'a comme véritables propagandistes que les truands qui en tirent avantage.

La controverse n'en sévit que plus âprement quand, d'un jugement abstrait sur la drogue, on passe aux aspects concrets du combat contre elle. Les affrontements prennent d'ailleurs différentes formes. Aux yeux de certains, par exemple, les diverses drogues ne posent pas les mêmes problèmes et il y aurait lieu de moduler la riposte selon les risques liés à chaque type. D'autres, au contraire, considèrent comme monolithique l'univers de la drogue et affirment que la consommation de marijuana place automatiquement son adepte sur la pente savonneuse qui mène aux drogues dures. Du côté de la lutte proprement dite, le front n'est pas davantage unifié. Certains, à l'américaine, estiment qu'aucun pacte n'est possible avec le Satan de la drogue et que le principe de la tolérance zéro doit être intégralement respecté. D'autres, plus ou moins résignés, plus ou moins séduits par les initiatives de pays européens, souhaiteraient que la répression ne vise que les drogues clairement responsables de graves dégâts individuels et sociaux. Le ministre québécois de la Justice et son collègue de la Sécurité publique se sont si intimement liés à l'école de l'intransigeance absolue qu'ils en arrivent à dénoncer l'effort pourtant timide du gouvernement central pour sérier les dangers et graduer les ripostes.

L'explication offerte par les deux ministres ne tient pas la route. À les entendre, le crime organisé serait le grand bénéficiaire du relâchement préconisé par Ottawa. Affirmation qui ne repose sur rien et que l'expérience dément quotidiennement. Quand l'hypocrisie des gouvernements en conduisit plusieurs à prohiber l'alcool, le crime organisé en profita. Quand une hypocrisie comparable nia l'existence des paris clandestins, le crime organisé multiplia les loteries et empocha des centaines de millions. Le constat est si patent qu'une certitude en émerge : quand l'espace s'élargit entre ce que dit la loi et ce que veut la population, le crime comble ce vide à son triste avantage. Toute demande sociale insatisfaite incite le crime organisé à formuler son offre. Face à la drogue, le crime organisé préfère de beaucoup un État intransigeant : son marché se gonfle de tous les interdits.

Nos deux ministres ne se bornent pas à ignorer l'histoire et la criminologie. Ils accouchent péremptoirement de verdicts médicaux aussi inquiétants que hasardeux. D'après eux, en effet, ce qui se fume aujourd'hui cause infiniment plus de dommages de tous ordres que l'innocent « joint » de leur adolescence. Il se peut. On aimerait cependant que l'opinion déterminante soit émise par les milieux médicaux plutôt que par des hommes politiques alimentés par les traditionnelles craintes policières. Tant de travaux de recherche se sont accumulés, ici et ailleurs, depuis l'époque où le rapport Le Dain fouillait la question, qu'il faut inviter des politiciens dont ce n'est pas le champ de compétence à ne pas demander l'acte de foi. Pour une fois que le gouvernement central, qui cède trop souvent aux pressions punitives de l'Alliance canadienne, ose regarder d'un oeil plus serein des comportements litigieux, il est déplorable qu'un irresponsable encouragement à l'angélisme lui vienne d'un parti politique qui se prétend l'héritier de la révolution tranquille.

Jusqu'à plus ample informé, mieux vaudrait ramener le débat sur le terrain de la faisabilité. Peut-on, oui ou non, maintenir une loi rigide qui provoque l'engorgement des tribunaux et des établissements carcéraux? Est-il sain que les corps policiers, l'appareil judiciaire et le réseau carcéral soient accaparés par des problèmes qui, même s'ils ne sont pas négligeables, ne devraient ni accaparer les ressources ni infléchir les priorités? Face à des difficultés budgétaires que le gouvernement Charest décrit comme apocalyptiques, ne doit-on pas recentrer la lutte contre le crime sur ce qui est nettement criminel et sur ce qui, à l'intérieur de l'univers criminel, fait peser les pires menaces sur la société ? Si tolérer ce qui est discutable permet de libérer des fonds pour des besoins essentiels ou des combats névralgiques, n'est-ce pas un moindre mal? Répétons-le : il ne s'agit pas d'encourager la consommation de quelque drogue de ce soit; il s'agit, face à des carrefours, de choisir la voie praticable.

Il y a d'ailleurs, n'en déplaise aux tenants de la prohibition pure et dure, d'autres façons de faire face à des problèmes sociaux. L'une des plus invitantes, c'est celle qui, justement, transfère au monde de la santé et de la prophylaxie ce qui ne peut se régler à coups d'arrestations, d'amendes ou d'emprisonnements. Nos sociétés ont fini par comprendre que le « vagabondage » ne constituait pas un crime, que l'ivresse sur la voie publique pouvait conduire aux services hospitaliers plutôt qu'à la prison, que les « jeunes contrevenants » devaient bénéficier de notre compassion plutôt que d'aboutir au pénitencier pour adultes. Pourquoi la consommation de drogues attirerait-elle éternellement la punition plutôt que l'intervention des services sociaux?

On aura compris qu'en invitant nos ministres « conservateurs libéraux » à laisser la société se libéraliser (!), je ne bénis pas les équivoques racoleuses du projet fédéral. On y a investi tellement de calculs qu'on a réussi à mécontenter tout le monde. On a torturé les concepts pour leur faire avouer n'importe quoi. Tout en prétendant simplifier un système aux coûts insupportables, on aboutit à des simagrées telles qu'il faudra inclure désormais dans l'équipement policier une petite balance graduée en grammes...

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030602.html

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