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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 6 juin 2003

Les cruautés de la vie politique

Lequel, du contexte ou du leader, pèse le plus lourd dans les changements politiques? Il s'en trouvera pour défendre les deux hypothèses, comme il s'en trouvera pour affirmer que le virage n'a lieu que si une personnalité et certaines circonstances courent dans la même direction. Donc, matière à débat. Ce qui, en revanche, saute aux yeux, c'est que certaines carrières semblent placées sous le signe de la négociation laborieuse, tandis que d'autres prospèrent comme par magie. Certains individus se fraient un chemin jusqu'au sommet du pouvoir sans que leurs mérites dépassent ceux des rivaux; un quelque chose les porte dont on perçoit mieux l'efficacité que la nature exacte. D'autres, au contraire, qui semblent bénéficier de tous les atouts présumément utiles, restent sur la touche ou ne connaissent que des succès précaires ou limités. L'actualité immédiate met en relief le sort subi par trois des carrières difficiles : Joe Clark, Mario Dumont, Colin Powell.

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Joe Clark quitte la direction du Parti conservateur du Canada avec la réputation d'un homme intègre et de grande ouverture d'esprit. Il fut brièvement à la tête du pays et l'aurait peut-être ramené au respect des règles constitutionnelles, mais un vilain sort voulut qu'il soit toujours confronté à de grands prédateurs politiques et qu'il ne sache pas leur résister. Comme s'il ne suffisait pas que M. Clark ait à ferrailler avec un Pierre Trudeau aux instincts carnassiers, certains problèmes s'y ajoutèrent en provenance de son propre parti. Brian Mulroney, en effet, qui se glorifie aujourd'hui d'avoir mené le parti conservateur à des victoires impressionnantes, ce qui est indéniable, ne fut jamais pour Joe Clark ni un collaborateur loyal ni un adversaire correct.

Le malheur de Joe Clark vint aussi de ce que ses propositions à propos du Québec ne servirent qu'à éloigner de lui l'électorat des provinces anglo-canadiennes. Au Québec, le Bloc québécois canalisa le vote francophone et les efforts de Joe Clark ne rapportèrent rien au Parti conservateur. Triste bilan : effondrement du Parti conservateur au Québec; érosion dramatique de ses appuis dans les autres provinces. M. Clark quitte la scène politique sans avoir jamais obtenu la reconnaissance méritée. Son parti doit déjà commencer à le regretter.

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Même si son parcours n'en est vraisemblablkement que dans sa jeune phase, Mario Dumont fait déjà figure d'éclopé politique. À deux reprises, le mode de scrutin que tous dénoncent et que personne ne réforme a privé l'Action démocratique (ADQ) de la représentation parlementaire à laquelle elle avait droit. La récente campagne électorale n'a fait que confirmer à cet égard l'injustice du scrutin précédent. Avec 500 000 votes, l'Action démocratique n'avait obtenu qu'un siège; avec plus de 700 000, elle ne compte que quatre députés. Qui plus est, cela se produit même si l'ADQ est le seul des trois partis majeurs à avoir gagné du terrain dans le suffrage universel : le Parti québécois a perdu 400 000 voix et le Parti libéral une bonne quinzaine de milliers.

Comme si ces distorsions d'ordre systémique ne suffisaient pas, l'ADQ doit une partie de ses malheurs à des recettes qui, dans la majorité des cas, contribuent au succès électoral. Propulsé en catastrophe à l'avant-scène et au premier rang dans les sondages, Mario Dumont a été aussitôt choyé par un petit monde des affaires qui rêve depuis toujours de mettre le pouvoir politique à sa botte. On a promis à Mario Dumont un soutien pécuniaire indéfectible, mais on en a surtout profité pour pousser vers l'extrême-droite un jeune parti qui avait déjà bien assez de ses propres raccourcis. Plusieurs personnalités se firent également un agréable plaisir de voler au secours de ce qui s'annonçait comme une victoire; elles ne remportèrent aucune circonscription et réussirent surtout à projeter de l'ADQ l'image d'un parti prêt aux mêmes astuces élitistes que les partis traditionnels. Sur les deux fronts, le recours à des recettes éprouvées provoqua le désastre.

Certes, le programme (?) de l'ADQ ne méritait pas mieux. Il n'en demeure pas moins que ce n'est pas en perpétuant un mode de scrutin aux effets pervers qu'on fera disparaître les mirages qui ont séduit 700 000 électeurs.

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Colin Powell un éclopé de la politique? Mais oui! Plus encore peut-être qu'il ne le croit lui-même. À plusieurs reprises, en effet, c'est à Powell qu'a été confié le soin de défendre à la face du monde les mensonges concoctés par la Maison blanche et qui masquent sa politique. Que la crédibilité de Powell en soit mortellement atteinte ne fait pas de doute; peut-être est-ce d'ailleurs l'objectif visé par ceux qui, au sein de l'administration Bush, considèrent le dialogue et la diplomatie comme les armes des faibles. Chose certaine, le récit que donne Bob Woodward des cent jours qui ont suivi les attentats de septembre 2001 (Bush s'en va-t-en guerre, Denoël, 2003) démontre éloquemment que Powell a été plusieurs fois envoyé au front avec des cartouches que l'on savait mouillées.

Ainsi, la Maison blanche expédia Powell au Proche-Orient avec mandat formel de faire comprendre à Ariel Sharon et à Yasser Arafat que le président Bush n'entendait plus à rire. Dès que Powell, fidèle à sa mission, commença à parler fort, certains lobbies s'activèrent aux États-Unis et le téléphone sonna à la Maison blanche. Israël n'évacua pas les territoires occupés et Powell rentra piteuement à Washington. Quand Powell s'employa à regrouper les bonnes volontés aux fins de reconstruire l'Afghanistan, il savait pertinemment, Woodward en témoigne dix fois plutôt qu'une, que le discours qu'on lui demandait de tenir ne correspondait en rien aux priorités de la Maison blanche. Quand, à la face du monde, Powell martela que des preuves péremptoires existaient de la présence d'armes de destruction massive en Irak, il savait que sa démonstration était fragile et ses mandataires savaient qu'elle était bidon. À lire Woodward, on comprend également pourquoi l'armée d'occupation américaine en Irak dépense si peu d'énergie à contrer l'anarchie. Il ne s'agit pas d'une distraction, mais d'une volonté explicite du président Bush : « Écoutez, dit le président, je m'oppose à ce que l'armée serve à construire une nation. Une fois le boulot terminé, nos forces ne sont pas chargées du maintien de la paix » (p. 259).

Dans chacun de ces dossiers, Powell montre plus de loyauté à l'égard de son président que de respect pour la vérité. C'est à cette loyauté excessive qu'il devra le plafonnement d'une carrière qui s'annonçait prometteuse.

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Les mérites de Joe Clark dépassaient ceux de Brian Mulroney. Mario Dumont méritait mieux que quatre sièges et mieux que la mesquinerie qui conduit le Parti québécois à priver l'ADQ d'une reconnaissance officielle. Colin Powell vaut mieux que les mensonges qu'il consent à réciter. Cruautés différentes mais réelles de la vie politique.


Laurent Laplante

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