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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 12 juin 2003

Un journalisme déboussolé?

Depuis qu'existe la diffusion de masse, chaque nouveau média est d'abord perçu comme une menace pour ceux qui l'ont précédé. Le journal populaire fera disparaître la littérature, le cinéma stérilisera la lecture, la télévision transformera les films en artefacts, etc. À l'usage, la coexistence devient vite la règle du jeu. Les gens lisent encore, fréquentent toujours les salles de cinéma, écoutent la radio autant et plus qu'ils n'endurent la télévision. Des évolutions se produisent quand même qui découlent parfois de la concurrence entre les diverses techniques de diffusion, parfois de nouvelles relations entre tel univers médiatique et un contexte socioéconomique inédit. À l'heure actuelle, le journalisme semble en proie à une crise qui l'assaille de l'intérieur et dont il est difficile de prévoir les effets à long terme. À dire vrai, on ne prend peut-être pas conscience de la vraie nature de la crise.

Il y a quelques jours à peine, un des quotidiens phares, le New York Times (NYT), subissait une énorme secousse. Un de ses jeunes journalistes avait plagié et forgé des dizaines d'articles sous le nez de ses collègues et des cadres de la salle de rédaction. Le journal ne lésina pas sur les confessions. Il consacra plusieurs pages à étaler l'ampleur et la diversité des tricheries. Cela ne sembla pourtant pas suffisant : des démissions survinrent au palier des cadres supérieurs de l'information qui, souhaitées ou non, furent acceptées. C'est là, à mes yeux, que le mystère s'épaissit au lieu de se dissiper.

Dans cette énorme machine de diffusion qu'est le NYT (chiffre d'affaires de 3,1 milliards), suffit-il donc d'un seul faussaire pour provoquer un ébranlement général? Je ne le crois pas. Plus vraisemblament, l'inconduite d'un journaliste presque débutant sert à dissimuler des doutes et des inquiétudes d'une autre ampleur. Depuis septembre 2001, en effet, nombreux sont les habitués du NYT qui s'étonnent de la complaisance de leur quotidien à l'égard de l'administration Bush. On embarque dans le train du patriotisme frénétique et intolérant au lieu d'en analyser les exigences et les risques. Certes, on a remarqué et déploré le recours anormalement fréquent du journal à des sources anonymes, mais ce n'est pas là non plus qu'est la source du malaise. Le journal, réputé pour ses enquêtes presque iconoclastes et pour son indéfectible courage - qu'on songe aux Pentagon Papers -, se comportait comme une docile courroie de transmission, au lieu de vérifier les affirmations de l'équipe Bush. La servilité était moins manifeste qu'ailleurs, elle ne sévissait pas dans tous les textes, mais elle intervenait suffisamment pour que la crédibilité globale du média soit affaiblie. Il se peut, dans les circonstances, que la direction du journal ait profité du prétexte offert par l'ambition malsaine d'un de ses jeunes journalistes pour décapiter son service d'information et, espérons-le, ajuster le tir. Il devenait d'ailleurs urgent de le faire : plus il s'avère que la Maison blanche a systématiquement menti au peuple américain et au monde entier à propos de l'Irak, plus les médias qui ont gobé les mensonges seront soupçonnés de complicité. Pour jouer tout à l'heure au journalisme d'enquête, le NYT, d'urgence, devait se soustraire à l'influence interne et externe de la Maison blanche. Il s'agit, bien sûr, d'une hypothèse.

Cas particulier? Certes pas. Même si l'on ne croit pas tout ce que racontent des auteurs comme Pierre Péan (La face cachée du Monde) et Robin Philpot (Ça ne s'est pas passé comme ça à Kigali), leurs accusations suffisent néanmoins à propager le doute au sujet de la qualité des informations dont on nous abreuve. Quand, par exemple, l'ancien secrétaire de l'ONU, Boutros Boutros Ghali, déclare de façon fracassante et crédible que le drame rwandais est « à 100 % la responsabilité des États-Unis », force nous est d'admettre que cette version des faits n'a que bien rarement trouvé place dans les médias majeurs.

Une contrepartie ajoute à l'inquiétude. Tout récemment, d'innombrables médias ont relayé des extraits d'une entrevue accordée par un des faucons républicains, Paul Wolfowitz, à Vanity Fair. Le personnage y aurait déclaré que la décision de battre le tambour au sujet des armes de destruction massive irakiennes était imputable à des considérations purement bureaucratiques. Il n'en fallait pas davantage pour que commencent les réjouissances : « On le tient! Il a avoué! » À l'examen, les « aveux » ne sont pas si concluants. La rigueur journalistique est ainsi prise en défaut de l'autre côté de la barricade. On ressentira également un vif malaise en constatant que le très britannique Guardian s'est lui aussi avancé le cou en faisant état d'une conversation au cours de laquelle Colin Powell et son homologue britannique se seraient plaints de la fragilité de la preuve accumulée contre l'Irak. Conversation qui, aux dernières nouvelles, n'aurait pas eu lieu. En serait-on réduit à combattre le mensonge par le mensonge? Et doit-on, par crainte d'être soi-même trompé et de répandre des faussetés, accueillir toutes les informations avec un prudent « peut-être »? Faut-il en conclure que le public ne s'intéresse qu'au flamboyant et au scandaleux et que la vertu doit déchirer son beau linge en public pour qu'on lui trouve des attraits? Déprimant.

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Le pire est malheureusement encore à venir. La décision américaine d'autoriser une plus grande concentration des médias aura, entre autres, deux effets. D'une part, une moindre diversité des contenus. D'autre part, une emprise accrue de l'argent sur l'information. Il ne s'agit pourtant pas d'un enchaînement irréversible. À une époque pas si lointaine, un magnat de la presse pouvait juger profitable pour ses actionnaires et socialement utile de publier des journaux de tendances opposées. Chacun des quotidiens défendait sa politique éditoriale et s'efforçait de correspondre aux intérêts d'un segment de la population. Bien que voraces, ces magnats acceptaient la notion d'une démocratie fondée sur l'aération et la confrontation des idées. À cette époque et sous de telles directions, la concentration des médias ne provoquait pas à tout coup l'homogénéisation des contenus. La gestion s'inclinait, au moins de temps à autre, devant des valeurs sociales supérieures. Aujourd'hui, on se souvient de l'ancienne argumentation, mais on l'utilise pour tromper. Ainsi, ceux qui avalent le concurrent jurent, la main sur le coeur et sur le ton contrit qu'affectionne le CRTC, qu'ils maintiendront l'autonomie de chaque salle de rédaction. Ces gloutons savent pourtant qu'il n'est plus possible d'habiter sous le même toit tout en défendant des visions différentes du monde et des enjeux sociaux et politiques.

Pourquoi n'est-ce plus possible? Parce que les médias sont tombés sous la coupe de propriétaires et de gestionnaires qui en savent juste assez sur l'information pour vouloir la contrôler et pas assez pour la respecter. Quand Paul Desmarais disait à haute voix qu'il ne permettrait jamais à un de ses quotidiens un éditorial en faveur de la souveraineté québécoise, on s'indignait d'une telle méconnaissance du rôle des médias. Quand un Rupert Murdoch exige aujourd'hui de ses dizaines de médias l'endossement aveugle des outrances de l'administration Bush, non seulement on ne sursaute plus, mais on assouplit les règles pour lui permettre d'asservir un nombre encore plus grand de salles de rédaction. Autrement dit, la concentration n'a jamais été un gage de diversité; elle devient aujourd'hui, de par le fanatisme des propriétaires et les pressions des idéologies fondamentalistes, le plus redoutable vecteur du mensonge et de la manipulation. Fidèle à lui-même, le libéralisme irresponsable accroît la liberté des prédateurs. Il leur sera d'autant plus facile de nous mentir que la concentration diminue le risque de voir leurs mensonges se heurter à une version différente.

Quel contrepoids espérer? Celui, irremplaçable, d'un journalisme plus vigilant, plus modeste et plus courageux. Celui, tout aussi irremplaçable, d'un lectorat capable d'un effort civique soutenu. On s'en reparlera.


Laurent Laplante

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