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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 23 juin 2003

Discrets fossoyeurs de la démocratie

Les pires menaces qui pèsent sur la démocratie ne proviennent pas de ceux qui en rejettent le rituel, mais de ceux qui en pervertissent l'esprit. Que valent, par exemple, les élections iraniennes si un ayatollah siège en appel des décisions prises par les élus? Que reste-t-il des principes démocratiques quand un président américain élu (?) dans des conditions douteuses s'apprête à recueillir 160 millions pour fausser le prochain scrutin? Comment croire que le Canada sera gouverné de façon plus démocratique s'il passe de la corruption tolérée par Jean Chrétien au règne de la caisse électorale qui a déjà permis à Paul Martin de l'emporter sur John Manley et Sheila Copps? Bien sûr, les pragmatiques diront que je ne leur apprends rien : « À votre âge, vous devriez avoir perdu au moins les plus naïves de vos illusions! » Ils ont raison. Le problème, c'est qu'un horizon qu'on dépouille de l'espoir démocratique est aussitôt sollicité par la violence. Et cela, à mes yeux peut-être candides, n'est pas une solution. Pas plus au Québec qu'en Israël, pas plus au Congo qu'en Irak. Mieux vaut donc défendre la démocratie, même et surtout contre ceux, très nombreux, qui s'efforcent de l'ensevelir.

Quand il y a risque de violence, on devrait pouvoir compter sinon sur la vertu, du moins sur la prudence. Quand le Québec, lors des scrutins de 1970 et de 1973, n'accorda qu'une poignée de députés à un Parti québécois qui recueillait 23 et 30 pour cent du suffrage universel, une partie de la jeunesse tira la conclusion que le cheminement démocratique constituait une perte de temps. La tentation de la violence s'en trouva renforcée et notre psychologie en demeure marquée. La crise d'octobre 1970 et la loi sur les mesures de guerre comptent parmi nos plus percutants traumatismes. A-t-on compris la leçon? Certes pas, puisque, trente ans plus tard, l'Action démocratique du Québec (ADQ) n'obtient pas encore le nombre de députés que devrait lui valoir l'appui de 700 000 électeurs. Et le Parti québécois, qui oublie ses malheurs passés et même son chantier sur les institutions démocratiques, se fait un malin plaisir de traiter l'ADQ en quantité négligeable. Un fossé se crée et s'élargit ainsi entre la volonté populaire et l'expression qu'en donne la démocratie officielle. Cela n'est pas sain. Heureusement, le gouvernement Charest semble avoir l'intention de redonner un certain souffle démocratique à notre mode de scrutin. Ce serait un début.

Les vrais tests de la santé démocratique sont cependant d'un autre ordre. L'un des plus simples, quoique l'un des plus exigeants, se résume ainsi : y a-t-il plus d'un parti qui puisse constituer le prochain gouvernement? Sitôt la question posée, le regard balaie l'environnement politique et constate que nombreux sont les pays où, à toutes fins utiles, le régime du parti unique se met discrètement en place. Ce qui reste de la gauche française se prépare à une fort longue traversée du désert. Les démocrates américains, frileux et manipulés, en sont à élaborer des plans non pour le prochain scrutin, auquel ils semblent renoncer, mais pour les calendes grecques. L'Italie n'en finit plus de donner à Berlusconi les moyens de s'élever au-dessus des lois, de gérer à la fois les médias et le pays et d'utiliser les médias pour demeurer à la tête du pays. En Israël, l'armée, vrai et durable gouvernement, émet ses communiqués et formule ses menaces sans référer aux élus. Quant au Canada, on voit mal quel parti ou quelle coalition succéderait d'ici dix ans au régime libéral. Voter, c'est bien, mais une élection où, d'avance, le résultat est écrit dans le ciel, cela n'est qu'une parodie de démocratie. Cela suscite le risque de voir les porteurs de changement emprunter une autre voie que celle de l'élection.

Ne croyons pas qu'il s'agisse d'une simple conjoncture et que, d'elles-mêmes, les choses vont revenir à une saine alternance. Oui, on peut, ici et ailleurs, rouvrir l'éventail des choix véritables, mais ce sera à condition de redonner leur sens aux institutions et aux attitudes qui fondent la démocratie. Et cela va infiniment plus loin que la seule question du scrutin. Cela, par exemple, oblige à prendre conscience du rôle dévastateur de l'argent dans la vie politique. Celui, homme ou parti, qui doit son élection à une caisse occulte dépendra jusqu'à sa mort de ses bâilleurs de fonds. Si le parti républicain du président Bush continue à contourner les règles du financement électoral et à amasser des dizaines de millions de plus que ses rivaux, les États-Unis camperont longuement sous le règne d'un parti unique financé et utilisé par ses commanditaires. Ceux-ci entreront à leur gré dans le Salon ovale et décideront par politiciens interposés s'il est plus payant d'envahir l'Irak ou de déstabiliser le Vénézuela ou si l'heure est venue d'infléchir l'évolution de l'Iran. Combien de pays censément démocratiques sont, de la même manière et dans la même pénombre, contrôlés par une minorité de grands possédants? Avec le risque, répétons-le, que la frustration cesse d'attendre quoi que ce soit de la démocratie.

La situation canadienne n'est pas plus reluisante. M. Chrétien, qui se glorifie de mieux encadrer les dépenses électorales, a si longuement donné le mauvais exemple que ses propres députés n'adhèrent pas à sa réformette. On peut d'ailleurs parier sans risque que bien des professionnels de la politique s'emploient déjà à identifier les faiblesses des nouvelles règles pour s'en prévaloir tout à l'heure.

La formule du parti unique, qui est la négation même de la démocratie, ne pose aucun problème aux grandes entreprises. Bien au contraire. L'incertitude, pour les audacieux (!) tenants du libéralisme tout azimut, est l'ennemi public numéro 1. Il est tellement plus simple de gérer et de planifier l'avenir si le pouvoir politique cesse de fluctuer selon les caprices de l'électorat. La preuve est d'ailleurs faite depuis longtemps que les dictatures et autres tyrannies trouvent grâce aux yeux des gouvernements dits démocratiques. Parce que ces régimes sont prévisibles, prompts à mâter les contestations, empressés à défendre les privilèges des possédants. Bien sûr, mieux vaut quand même que les relations cordiales avec les tyrans demeurent dans l'ombre. L'idéal recherché par les grands prédateurs, ce sera donc le parti unique maquillé en démocratie. Double profit, en effet : d'une part, aucune incertitude politique; d'autre part, un ensommeillement des masses qui s'illusionnent sur leur pouvoir.

Le raffinement suivant, ce sera d'émasculer le pouvoir judiciaire. Pareille opération est logique, car on ne va tout de même pas éliminer l'incertitude électorale pour tolérer ensuite les états d'âme des tribunaux. Israël peut compter sur un pouvoir judiciaire qui « comprend » les exigences militaires. Les États-Unis achèvent de convaincre leurs tribunaux qu'ils n'ont pas à mettre en doute la sagesse des décisions prises par les Ashcroft, Rumsfeld et Perle. Quand la Cour suprême des États-Unis, à propos de la présidence du pays, attache plus d'importance à une date inscrite au calendrier qu'au dénombrement des votes, la boucle est fermée : le parti unique ne risque aucun désaveu.

Le mensonge peut alors accélérer sa cadence. Un pays dit démocratique comme Israël contredit sa constitution en formulant un projet de loi qui, de l'aveu même d'analystes israéliens, traite de façon raciste une partie de ceux et celles qui recherchent la citoyenneté israélienne. Le pays, cependant, colntinue à affirmer qu'il est le seul à pratiquer la démocratie dans cette région du monde. Colin Powell, après mûre réflexion, fait du Hamas palestinien la cause de tous les maux. Il a raison d'y voir un foyer de violence; il a tort de ne pas entendre ce député du Likoud qui presse tous les Israéliens de s'installer à leur gré n'importe où sur le territoire palestinien. Difficile de croire que Powell ne le sait pas.

Il existe donc maintes façons d'enterrer la démocratie. On peut bricoler le mode de scrutin. On peut laisser l'argent donner cent longueurs d'avance à un parti et vider l'élection de sa signification. On peut, comme le Mexique l'a fait pendant 75 ans, combiner élection et parti unique. On peut laisser l'exécutif empiéter sur le législatif. On peut domestiquer le pouvoir judiciaire. On peut faire du mensonge une politique. La démocratie n'existe plus? Non, mais personne ne s'est aperçu de son absence, car il y a encore des élections.

Laurent Laplante
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