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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 7 juillet 2003

Une justice à géométrie variable?

Tous sont égaux devant la loi. Ainsi, du moins, le veut la théorie. Théorie indispensable à la paix sociale, car les frustrations deviennent explosives, paraît-il, si un comportement est tantôt toléré tantôt puni. On nous rappelle d'ailleurs que ce fut une des grandes conquêtes de la justice que d'étendre son contrôle jusqu'au roi : nul, pas même lui, ne pouvait enfreindre la loi sans en subir les conséquences. Fort bien. Le problème, c'est que la théorie souffre des exceptions et, pire encore, que certaines exceptions prétendent à la permanence. La logique est pourtant implacable : si certains s'élèvent impunément au-dessus des lois, tous comprennent que l'arbitraire est devenu la règle du jeu. Avec les conséquences que cela entraîne.

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L'immunité temporaire des gouvernants est à l'ordre du jour. Elle permet à Jacques Chirac de gouverner la France sans avoir à répondre immédiatement des soupçons engendrés par sa gestion de la mairie de Paris. Une immunité analogue autorise l'embarrassant Berlusconi à gouverner l'Italie et à assumer la présidence de l'Union européenne alors même que son intégrité suscite au moins des doutes. Dans les deux cas, le citoyen n'obtient pas l'assurance qu'il est gouverné par mieux que lui. La culpabilité de MM. Chirac et Berlusconi n'est pas encore établie, mais si la femme de César doit être au-dessus de tout soupçon, il serait souhaitable qu'une exigence au moins comparable s'applique à César lui-même. Ce n'est pas le cas.

Cette extension sélective donnée à la présomption d'innocence prétend répondre à un besoin concret et à un souci de réalisme. On peut redouter, par exemple, qu'un gouvernant, si pur soit-il, fasse l'objet d'attaques vicieuses et frivoles en provenance de tous les horizons. S'il lui fallait, à la moindre affirmation de concussion ou de népotisme, freiner des quatre fers et courir se défendre au palais de justice, l'élu n'aurait plus le loisir de gouverner. Mieux vaut, ont estimé plusieurs cultures, mettre l'élu à l'abri temporairement. Quand le président ou le premier ministre sera redevenu un citoyen sans responsabilité de gestion publique, la justice reprendra son cours. On aura compris que la justice trouve difficilement son compte dans ces pirouettes, mais que la continuité de la gouvernance y gagne. Je préfère, malgré tout, le système qui a intercepté Nixon en cours de trajectoire.

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Le débat à propos de la Cour pénale internationale (CPI) pose des problèmes d'une autre nature et d'une autre ampleur. En gros, la question est de savoir si, oui ou non, l'humanité fait disparaître l'impunité des criminels de guerre, des génocidaires et des tortionnaires et si, pour respecter la théorie qui fonde la crédibilité de la justice, elle traduit tous les prévenus devant une justice prévisible et les traite tous de la même manière. La réponse à ce double et limpide questionnement est nette : les États-Unis ne veulent pas qu'un tel tribunal se déploie hors de leur contrôle. Ils ne sont pas les seuls à refuser le beau risque d'une justice internationale, mais ils sont, à ma connaissance, les seuls à vouloir empêcher les autres pays de faire confiance à un tel mécanisme. Autrement dit, non seulement les États-Unis refusent de se soumettre à la CPI, mais ils intimident et menacent les pays qui ne se résignent plus à ce que les Pinochet, Duvalier, Marcos et autres Pol Pot terminent leur vie sans jamais rendre compte de leurs méfaits devant un tribunal neutre et crédible. Juger Noriega aux États-Unis a pourtant manifesté les limites d'une justice vindicative et partiale.

Une fois encore, la tentation surgit d'imputer à l'équipe Bush une aussi scandaleuse attitude. On aurait tort. Le démocrate Clinton, sur ce terrain, différait du président Bush par le ton, non par la substance. Si l'on s'aventurait sur le glissant terrain des hypothèses, on pourrait tout au plus penser que Clinton brandissait la menace de sanctions pour ne pas avoir à les appliquer, tandis que Bush va jusqu'au bout. Quelle que soit la bonne lecture, un fait demeure : les États-Unis ne voulaient pas et ne veulent toujours pas d'une justice internationale qui leur demanderait des comptes à eux comme à tous les pays. En revanche, ils versent des millions pour que des ressortissants d'autres pays soient traduits devant des instances internationales comme celle de La Haye. Cette scandaleuse incohérence, répétons-le, ne date pas de l'arrivée au pouvoir des républicains. Cela ne la rend pas plus acceptable.

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Insistons. La politique américaine, telle que le président Bush la promulgue officiellement aujourd'hui, ne vise pas seulement à mettre les citoyens américains hors de portée de la CPI, ce qui est déjà exorbitant, mais à empêcher que fonctionne une justice internationale applicable à tous, autonome et crédible. La distinction importe au plus haut point. Pour utiliser un vocabulaire qui convient mieux au monde du commerce, les États-Unis ne veulent pas d'un oligopole ou d'un duopole judiciaire, ils veulent un monopole, le leur. S'ils refusaient leur confiance à la CPI tout en laissant les autres pays libres de la faire fonctionner, un duopole judiciaire naîtrait qui permettrait de comparer deux crédibilités. Cela ne suffit pas. Il faut empêcher le développement de la CPI. De cette manière, les États-Unis pourront, en l'absence de tout tribunal à ambition planétaire et donc de toute comparaison, substituer leur justice à celle que préféreraient les autres pays. Ils pourront interpréter de façon réductrice les conventions de Genève, redéfinir à leur gré le statut de prisonniers de guerre, soustraire à tout examen international aussi bien leurs ressortissants que les prévenus dont ils peuvent se saisir, juger n'importe qui tout en refusant aux accusés de leur dire de quoi ils sont accusés et quelles preuves ont été recueillies contre eux. Quand on veut généraliser une justice à la Ashcroft, il va de soi qu'on ne veut pas que se manifeste en parallèle une CPI plus civilisée. Si les voeux américains sont exaucés, on assistera sans fin à la répétition de ce qui vient de se produire dans le cas des pilotes américains qui ont causé la mort de quatre soldats canadiens par suite d'une erreur de tir : la communauté. internationale devra accorder à la justice américaine une confiance que les Américains refusent à la justice internationale.

Pareil monopole étasunien de la justice n'est possible qu'à la condition de discréditer la CPI. Tel est d'ailleurs l'objectif : que la CPI soit mise en contradiction avec elle-même, qu'elle soit empêchée, malgré son mandat, de traiter tous les pays de la même manière. Qui respectera la CPI si elle peut juger un Taylor libérien, mais jamais le responsable américain du camp de Guantanamo? À quoi rime la CPI si, par exemple, la Roumanie respecte son accord d'impunité conclu avec les États-Unis et se moque de l'autorité du tribunal international? En d'autres termes, l'offensive américaine ne se borne pas à privilégier la justice américaine aux dépens d'une justice égale pour tous, elle intervient à la source même de la justice internationale et la discrédite en rognant son universalité.

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Une fois de plus, c'est d'Europe que viendra un début de réponse. Si l'Union européenne parvient à corriger rapidement des imprudences comme celle de la Roumanie et à rétablir l'appui de ses membres à la CPI, le tribunal aura gagné du terrain. La CPI n'incarnera pas encore l'espoir d'une justice vraiment égale pour tous, mais vingt-cinq pays au moins auront épousé la cause d'une justice égale pour tous. Les États-Unis et les pays qu'ils auront contraints à rejeter la CPI porteront une responsabilité énorme : celle d'avoir d'avance soustrait à la justice universelle une partie des criminels de guerre.

Laurent Laplante

P.S. Un petit supplément à propos de Berlusconi. Cet humoriste au goût douteux présidera aux destinées de l'Europe pendant six mois. Il n'a même pas attendu le deuxième jour de son mandat pour souhaiter un nouvel élargissement de l'UE. Tout de suite, il a proposé, entre autres inclusions, celle d'Israël. Peut-être M. Berlusconi ne sait-il pas que la Turquie a longuement attendu son inclusion à cause de ses recours à la peine de mort et peut-être ignore-t-il qu'Israël a une pratique plutôt immédiate et militaire de l'assassinat.

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